© DR Jean-Louis Fernandez : Théorème(s) d’après Pier Paolo Pasolini, adaptation et mise en scène de Pierre Maillet
Théorème (s): Pasolini selon Pierre Maillet
Par Chantal Boiron
Quand on parle de Théorème de Pier Paolo Pasolini, on pense d’abord à son film. On oublie souvent que c’est aussi le titre d’un roman qu’il a écrit parallèlement au scénario, et qui est paru en Italie au moment du tournage, en 1968. Pasolini avait d’abord pensé à en faire une tragédie en vers.
C’est justement le roman, l’œuvre littéraire dont s’est inspiré Pierre Maillet pour Théorème(s), sa nouvelle création. Son autre fil conducteur est un texte poétique intime, Qui je suis, que Pasolini a écrit à New York en 1966. Une interview imaginaire où il fait une sorte de bilan ; il y parle de son enfance, de ses premiers poèmes écrits en frioulan, le dialecte de sa mère, de son action politique, de la mort de son frère Guido tué par d’autres résistants communistes, de ce qui l’a mené de la littérature au cinéma etc.
Pendant que les spectateurs s’installent dans la salle de la Comédie de Caen, rue des Cordes, la projection d’extraits d’actualités, de reportages sur Pasolini, de son documentaire, Enquête sur la sexualité, présenté au Festival de Locarno en 1964 et d’autres films, nous plonge dans le contexte italien des années 1960 et dans l’œuvre du cinéaste. Quand le spectacle (à proprement parler) commence, Pasolini (joué par Pierre Maillet) se fait bronzer nu, sur la terrasse ensoleillée d’une maison dont on ne voit que la grande baie vitrée. S’adressant au public, il se présente dans un monologue qui reprendra de longs passages de Qui je suis : « (…) Je suis né dans une ville pleine de portiques en 1922. J’ai donc 44 ans, que je porte bien (…) ». Auprès de Pasolini, son jeune amant Ninetto (Luca Fiorello), un gamin joueur et espiègle, en slip, s’amuse à faire des photos avec un polaroïd : « La chose la plus importante a été ma mère » dira Pasolini. « Maintenant, c’est Ninetto ». Il parle de la poésie par laquelle tout a commencé, de ses premiers romans et de ses premiers films : « On dit que j’ai trois idoles : le Christ, Marx et Freud. Ce ne sont que des formules. Ma seule idole est la réalité ». D’où son choix du cinéma pour exprimer la réalité plus que par les mots. Pour Pasolini, « la seule langue de cinéma devait être « une langue écrite de la réalité ». Il révèle aussi son amour pour son père, fasciste, et avec lequel tout l’opposait. Il parle d’un amour « sensuel ». Tout en poursuivant son monologue, il s’habille. Et, Ninetto enfile un jean. À travers la baie vitrée de la maison, on verra apparaître, tout au fond du plateau, sa mère en robe de mariée ; cela pourrait être aussi bien une vision éphémère de la Vierge Marie.
Mais, même émaillé d’images parfois très belles ou de saynètes humoristiques, le monologue de l’Auteur finit par nous paraître interminable. Une bande de Ragazzi a rejoint Ninetto : ils ont un transistor et dansent sur des airs très connus. Pasolini continue de parler, faisant l’éloge « de la misère, de la drogue, de la colère, du suicide… : « Moi le petit bourgeois qui dramatise tout (…), qui suis un homme comme il faut ! » s’étonne-t-il, ironiquement. Pour Pasolini, « l’engagement n’est pas fini. Au contraire, il commence ». Et, il dénonce la trahison des intellectuels. Un acteur assis parmi le public prend la parole, se présente comme étant Michel Cournot, le journaliste du Nouvel Observateur, un intellectuel français qui, dans l’un de ses articles, a violemment éreinté son chef d’œuvre, L‘Evangile selon saint Matthieu parlant « d’un film fait par un prêtre, pour les prêtres et, en somme, d’un « art pédé » … Voilà qui a peut-être conduit Pasolini, avec tous les procès qu’il a subis depuis son sketch La Ricotta, à une forme de radicalisation : « Il n’y a pas d’autre poésie que l’action réelle » affirmera-t-il.
Pasolini évoquera aussi « ses œuvres futures » et, notamment, Théorème, «une parabole plus qu’un récit réaliste », avec l’arrivée d’un jeune homme (Benjamin Kahn), « beau comme un Américain » dans la belle demeure d’une riche famille bourgeoise de Milan.
Dans la mise en scène de Pierre Maillet, la description qu’a faite Pasolini des différents membres de la famille, se veut ludique : ce sont deux Ragazzi et Ninetto qui les présenteront un à un. On bascule du texte autobiographique au roman. Du monologue à des scènes jouées. C’est aussi le jeu du théâtre dans le théâtre. On a un collectif d’acteurs et chacun d’eux interprètera plusieurs personnages, parfois à la manière d’une poupée russe. Par exemple, Luca Fiorello interprète Ninetto qui interprète la petite amie du fils, puis le jeune facteur : celui qui apporte la nouvelle de l’arrivée du visiteur, et celle de son départ. Il faut saluer la performance des comédiens qui se métamorphosent en quelques secondes. Avec un accessoire, une perruque etc. On est toujours dans le jeu. L’humour, le second degré, une certaine légèreté domineront tout au long du spectacle, même dans ce qui est plus grave ou dans des détails plus anodins. Par exemple, l’ironie amère d’Odette (Alicia Devidal), la fille, « consciente de son propre néant », ou le ton décontracté de Lucia (Frédérique Loliée), la mère de famille qui, à trois ou quatre reprises, laisse nonchalamment tomber le livre « passionnant » qu’elle est en train de lire. Pierre (Arthur Amard), le fils, joue au foot avec ses copains.On entend des airs italiens à la mode de ces années-là. À travers la baie vitrée de la maison, on ne verra que ‘la’ chambre qui sera d’abord celle de Pierre, puis celle de sa sœur avant de devenir plus tard, celle d’un garçon que Lucie drague dans la rue. C’est le lieu de scènes érotiques comme si nous passions devant la vitrine d’un sex-shop.
Dans la chambre d’enfant de Pierre qu’ils partagent, le visiteur se déshabille en deux secondes, très naturellement, alors que Pierre, maladroit, se cache sous sa couette et se lance dans une gymnastique acrobatique, des plus comiques pour réussir à enlever son slip et à enfiler son pyjama sans que le jeune homme ne le voie nu. Il a un sommeil agité, se lève en pleine nuit pour aller regarder le corps du visiteur. Il retourne dans son lit, pleurniche. Alors le jeune homme se lève à son tour, vient le consoler, le caresse : « Ce n’est pas grave » lui dit-il. Lorsque Paolo (Rachid Zanouda), le père, entre dans la chambre, il les trouve tous les deux dormant enlacés dans le lit de Pierre. « Ce n’est pas grave » sera le leit motiv du jeune homme consolateur. Ainsi, le retrouvera-t-on plus tard, allongé paresseusement, en slip, sur une chaise longue, dans le jardin où la domestique Emilia (magnifique Marilú Marini) est en train de passer la tondeuse. Le voyant, celle-ci est comme prise d’une crise d’hystérie : « Ce n’est pas grave » lui dira-t-il en caressant son visage. Et il lui fera l’amour. Ce sera la même chose avec Lucia, la mère, qu’il découvre nue sur son lit. Et, tandis que Paolo, tombé soudainement malade se repose, allongé sur une chaise longue en lisant le roman de Pasolini, Théorème, le visiteur viendra s’occuper de lui comme un soignant, accomplissant précisément les gestes décrits dans le livre. On entend un air de jazz. Viendra le tour d’Odette d’être consolée, aimée par lui. Puis, la nuit tombée, Paolo retrouvera dans le jardin le jeune homme, lascif, provocateur.
C’est ainsi que le visiteur, celui qui « se donne sans réserve » aura séduit, aimé, consolé tous les membres de la famille. Mais, alors d’un repas familial sur la terrasse ensoleillée, alors que tous semblent apaisés, heureux même, Angelino (Ninetto), le jeune facteur apporte un télégramme pour le visiteur: il doit repartir dès le lendemain. Pour toute la famille, c’est l’anéantissement. Et, la prise de conscience. Ils parlent. Lui se tait. « Tu es donc venu dans cette maison pour tout détruire » lui dira Paolo. « Tu as détruit en moi l’idée que je m’étais faite de moi-même. » L’invité s’en ira comme il était venu. Et, ce sera l’éclatement de la famille. Le spectacle, va devenir comme une succession encore plus rapide, plus décousue de courtes scènes et d’images avec une multiplication des lieux de l’action. Et l’on a bien du mal à suivre la prise de conscience et la remise en question par laquelle chaque membre de la famille va passer et qui signifie la perte. Paul, qui a confondu la possession et la vie, une fois possédé par l’invité, a tout perdu. Ses ouvriers deviendront les patrons de son usine. Lucia drague des jeunes gens, se prostitue. Odette se repasse sans cesse le film qu’elle a fait lorsque l’invité était là, et elle en devient folle. Revenue dans son village natal, Emilia est considérée comme une sainte, la sainte des miséreux. On attend d’elle des miracles. On lui offre des plateaux de fruits et de légumes… mais elle ne se nourrit que de soupes d’orties. Ses cheveux en sont devenus verts. Ces scènes avec Marilú Marini sont parmi les plus belles, les plus profondes du spectacle. On y trouve une dimension tragique, poétique qui fait trop défaut ailleurs. Seule sur son banc, elle lira la lettre que lui a écrite l’invité avant de quitter la maison : « Cette conscience, tu l’as… une conscience privée de mots. ». Il parle aussi de « la mystérieuse complicité qui les lie. »
À la fin, le banc d’Emilia restera vide. Égaré dans la gare, Paolo aperçoit un jeune homme qui ressemble à l’invité. Ce n’est pas lui. Il se met nu… On revient ainsi à la première scène, et au récit de l’Auteur : la boucle est bouclée. Les derniers mots seront ceux de Pierre, qui devrait jouer la scène de Tartuffe qu’il répétait avec le visiteur mais ne bouge pas : « J’attends quelqu’un. »
Le projet de Pierre Maillet est intéressant, ambitieux. Peut-être trop. Pour rendre compte de l’éclectisme de Pasolini, à la fois poète, romancier, cinéaste, auteur de théâtre, essayiste etc., de la richesse de son œuvre, de la complexité de sa vie, il a donc utilisé différents matériaux (le roman, le récit autobiographique, les images filmées) et a voulu en faire du théâtre : réaliser le projet initial de Pasolini. Mais vouloir trop dire, trop faire, c’est risquer la dispersion et ça finit par lasser le spectateur. Et puis, il y a la question du ton avec cet humour persistant, cette ironie permanente. La mise à nu des membres de la famille, leur révélation à eux-mêmes par le visiteur, la prise de conscience pour chacun du vide, du néant de sa vie, c’est traité bien trop légèrement, alors qu’il y a aussi du tragique chez Pasolini. Or, ce tragique, on ne le retrouve que dans les scènes avec Marilú Marini. Alors, on décroche à partir du moment où l’invité s’en va, d’autant qu’il y a un problème de construction, de fluidité avec trop de répétitions, trop de longueurs malgré, il est vrai, d’excellents comédiens, un vrai travail collectif, quelques moments magnifiques, et de très belles images.
Festival TNB – Théâtre national de Bretagne, Rennes : du 10 au 13 novembre 2021; Comédie de Colmar/CDN: 3 et 4 mars 2022; Théâtre de Nîmes: 3 et 4 mars 2022 ; Théâtre Sorano de Toulouse: du 12 au 14 avril 2022.