© DR © Christophe Raynaud de Laage: Grammaire des Mammifères de William Pellier, mise en scène de Jacques Vincey au Théâtre Olympia, CDN de Tours.
Grammaire des mammifères, un son nouveau d’auteur
Par Chantal Boiron
Au Théâtre Olympia, le Centre dramatique national de Tours qu’il dirige, Jacques Vincey nous fait entendre un ‘son nouveau d’auteur’ et signe une mise en scène brillante et jubilatoire de Grammaire des Mammifères de William Pellier. Ce texte foisonnant, vertigineux, qu’il a découvert par hasard lors d’une audition, brise résolument et joyeusement les codes de la représentation pour tenter autre chose : on pourrait le qualifier d’objet théâtral non identifié.
C’est une véritable gageure que Jacques Vincey réussit-là avec la complicité du chorégraphe Thomas Lebrun, directeur du Centre chorégraphique de Tours (son voisin) et de Vanasay Khamphommala, dramaturge et chanteuse.
Pas question de résumer tout ce que dit le texte de William Pellier. Ce serait trop compliqué. Et, en vérité, ce n’est pas ça le plus intéressant. D’ailleurs, l’auteur lui-même le réfute : « La Grammaire ne raconte ouvertement rien » affirme-t-il dans une note. Comme le titre le laisserait entendre en parlant de mammifères, nous assistons à une grammaire de ce qui vit. Disons à une « matière » vivante, mouvante et malléable, qui se transforme, se modifie en permanence, en fonction de ce qui se produit sur le plateau : « {Ce texte} demande que les mots deviennent des objets, de la chair et de la sensation » faisait remarquer Jacques Vincey au cours d’un échange autour du spectacle. Et sans doute faut-il passer par la représentation, par le jeu et le corps des acteurs pour l’entendre et l’apprécier pleinement. Notons d’ailleurs que, pour Thomas Lebrun, il ne s’agissait pas d’introduire une chorégraphie qui aurait pu paraître artificielle, convenue mais de « développer la physicalité des comédiens », d’inventer avec eux « une musicalité corporelle ».
On assiste à un renouvellement dramaturgique qui va, par exemple, du théâtre le plus formaliste à des scènes chantées (orchestrées par Vanasay Khamphommala) dans un registre plus mélancolique en passant par le théâtre d’ombres, des moments poétiques, des scènes tragi-comiques ou complètement burlesques, parfois même dadaïstes, très réussies. On a le sentiment d’une liberté totale et d’une totale improvisation, que l’on prend la parole quand on veut, qu’on s’habille, se travestit comme on veut. Qu’on se met nu, si l’on en a envie… On joue avec la nudité. On ose. On va jusqu’au bout. Jacques Vincey parle de « transgression ». S’il y a provocation, cela ne semble jamais pris au sérieux. Tout est prétexte à jeu.
Dans le même temps, c’est à une mutation esthétique à laquelle on assiste également : en effet, on a, devant nous, une œuvre plastique qui change, qui se métamorphose elle aussi comme si le décor s’élaborait, se construisait à vue. Voilà pourquoi, ce spectacle nous fait penser à une performance. Et les interprètes, à des performers.
« La Grammaire devrait montrer la vie » écrit William Pellier dans une postface à l’édition de son texte aux Éditions 34. C’est de ça qu’il s’agit. Vie sexuelle (« seksuelle » orthographie l’auteur), vie familiale, vie sociale, vie animale… la vie est partout, à profusion, y compris dans les plantes du décor que l’on arrose, dans la fourrure végétale qui, à un moment, recouvre le corps de plusieurs acteurs, ou dans les arbres de la toile de fond peinte, qui nous renvoie à un paysage luxuriant. À la fin, on fera monter sur scène une spectatrice et on l’interrogera sur ses souvenirs, sur sa vie ! En nous surprenant, en nous faisant rire, ce sont des moments de vie que nous font traverser les huit jeunes acteurs et actrices de l’ensemble artistique du CDN de Tours, avec une folle énergie. On les sent tellement heureux de jouer cette pièce improbable. Et si Jacques Vincey gagne son pari, c’est beaucoup grâce à eux. Alors, on les cite tous : Alexandra Blajovici, Garance Degos, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy, Hugo Kuchel, Tamara Lipszyc, Nans Mérieux. D’ailleurs, au début du spectacle, ils et elles se présentent, nous donnant leur identité, leur date de naissance, les noms et prénoms de leurs parents etc., dans un prologue fort drôle, sorte de profession de foi solennelle vis-à-vis de l’œuvre sur le ton de l’auto-ironie et qui, à Tours, se jouait dans le hall du théâtre.
Ils accomplissent un véritable travail choral où le personnage disparaît au profit du protagoniste, au sens grec du mot. In fine, la pièce de William Pellier s’avère être aussi une réflexion radicale sur le théâtre, sur les formes qu’il peut prendre, sur le récit, les histoires qu’il peut raconter, sur ce qu’il aurait à nous dire aujourd’hui, ou encore sur le rapport à réinventer avec le public : « Ce n’est pas à nous de les voir car ils jouent le regard pour que nous jouions l’action » est-il dit durant le spectacle. Ou encore : « Ceux-là sont venus pour profiter de votre compagnie, poussés par l’ennui de leur vie ». Une réflexion souvent au second degré, parfois ironique, mais toujours pertinente et profonde.
Cela fait plus de trente-cinq ans que William Pellier écrit des pièces de théâtre, qu’il est publié et qu’il reçoit des Prix… C’est l’un de nos auteurs les plus originaux. Alors, on s’étonne qu’il ne soit pas davantage joué, monté sur nos scènes. Il est fort à parier, et on l’espère, que la mise en scène de Jacques Vincey sera comme un projecteur sur son écriture et lui apportera enfin la reconnaissance qu’il mérite.
Grammaire des mammifères de William Pellier est publié aux Éditions 34, dans la Collection Espace Théâtre, dirigée par Sabine Chevallier.
Créé au théâtre Olympia, CDN de Tours, du 3 au 13 novembre 2021 ;
repris au TnBA, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, du 1er au 4 décembre 2021