© Atdhe Mulla : The Handke Project de Jeton Neziraj ; mise en scène de Blerta Neziraj
Au Kosovo, un théâtre plein de promesses
Par Chantal Boiron
La cinquième édition du « Kosovo Theatre Showcase » s’est déroulée, du 25 au 29 octobre 2022, à Pristina et dans d’autres villes kosovares, avec un programme très dense : dix spectacles, des rencontres professionnelles, des tables rondes internationales sur le théâtre d’aujourd’hui, un workshop consacré à la critique dramatique, animé par deux journalistes, britannique et allemand etc.
Créé, conçu et organisé par l’Association Qendra Multimedia, une toute petite équipe, très professionnelle et très performante, le Kosovo Theatre Showcase, centré sur l’écriture contemporaine, offre une opportunité unique de découvrir des auteurs, des metteurs, metteuses en scène, des comédiennes et comédiens d’un pays qu’on connaît encore trop peu. « Si peu de gens savent où se trouve le Kosovo » fait remarquer l’un des personnages de Kosovo for Dummies (le Kosovo pour les nuls), une comédie noire de Jeton Neziraj sur la question des migrants. C’est tellement vrai. Beaucoup de gens en France et, plus largement, en Europe occidentale, ignorent où se situe précisément le plus jeune État européen. Ancienne province autonome de l’ex-Yougoslavie, le Kosovo se situe au sud-est de l’Europe, au cœur des Balkans. Il est peuplé d’une grande majorité d’Albanais et d’une minorité serbe. On ne connait pas grand-chose non plus à son histoire, hormis l’insurrection contre la Serbie de Slobodan Milošević, les persécutions à l’encontre des Albanais du Kosovo, la lutte pour l’indépendance, à la fin des années 1990. Le Kosovo a enfin pu proclamer son indépendance en 2008, un statut qu’il a encore du mal à faire accepter par l’ensemble de la communauté internationale.
Des artistes face à l’histoire ou en prise avec les réalités d’aujourd’hui
Dans les spectacles que nous avons pu voir lors du showcase, il a été justement beaucoup question de l’histoire du Kosovo et des pays de l’ex-Yougoslavie (Death Hour, Le Mineur de Husino), comme il a été beaucoup question des réalités actuelles d’une société en pleine mutation, en plein questionnements (Sworn Virgin, Our Son, Stiffer…). L’interrogation des artistes sur l’histoire récente de cette partie de l’Europe et leur engagement constituent d’évidence l’un des intérêts majeurs du showcase. Mais il y en a bien d’autres.
D’abord, cette manifestation n’implique pas uniquement des théâtres de la capitale Pristina (ODA, DODONA, Kino Armata) mais aussi des théâtres de villes de province : le théâtre de Gjilan ou le Théâtre Adriana à Ferizaj, par exemple. On peut y voir une forme de décentralisation et une mutualisation nécessaire des moyens.
Certains spectacles se sont joués dans des espaces non théâtraux de la capitale comme l’ancienne prison transformée en musée pour Death Hour , le Musée Ethnologique pour Father and Father, le Lapidarium du Musée national du Kosovo pour Our son. Ainsi le Kosovo Theatre Showcase nous invitait-t-il à une balade dans Pristina, ville pleine de paradoxes, entre modernité et traditions. Et, à y découvrir des endroits insolites, souvent chargés de mémoire, parfois magiques.
Ensuite, le showcase attire, chaque année, de nombreux professionnels étrangers, venus de toute l’Europe, des États-Unis, d’Israël ou d’Asie. Et ça, c’est un facteur non négligeable pour encourager l’émergence de nouveaux talents. Pour les artistes kosovars ou d’autres pays de l’ex-Yougoslavie, assurés de jouer leurs spectacles devant des salles pleines, avec la présence de programmateurs, de directeurs de théâtre ou de festival, de journalistes étrangers, ça génère forcément une émulation. Et si, cette année, on a vu une majorité de pièces de Jeton Neziraj, le directeur artistique du showcase, un auteur de grand talent et prolifique, on a pu également découvrir plusieurs autres dramaturges fort intéressants : Ulpianë Maloku et Agnesa Mehanolli (Death Hour), Doruntina Basha (Stiffler) , Florent Mehmeti (The Afterloss), le Bosniaque Branko Šimić (Le Mineur d’Husino), Patrik Lazić dont la pièce Notre fils a été jouée en serbe.
Sans oublier Top Girls de la Britannique Caryl Churchill et Memorandum du président philosophe tchécoslovaque, Václav Havel, même si ce spectacle a été annulé au dernier moment.
Les spectacles, joués pour la plupart joués en albanais, sont surtitrés en anglais.
On peut voir dans cette ouverture, notamment dans les partenariats, les échanges qui se sont mis en place avec des théâtres, des artistes d’autres pays de l’ex-Yougoslavie, un gage d’espoir pour l’avenir. On le sait, l’art et la culture ont toujours été plus visionnaires et plus efficients que les politiciens ou les diplomates.
Quelques moments forts…
De cette édition particulièrement riche, retenons juste quelques moments forts. Le Mineur de Husino (Mon passé est votre futur) est à la fois une performance et un poème « manifeste » où Branko Šimić, auteur bosniaque, fait un parallèle entre la rébellion en 1920 des mineurs de Husino, un village de Bosnie-Herzégovine, avec les luttes d’aujourd’hui pour la liberté, la solidarité et la dignité des travailleurs. La grève des mineurs d’Husino, il y a cent ans, leur combat pour protester contre une inflation galopante et les injustices sociales restent, en effet, d’actualité. Une statue brandissant un fusil au bout d’un bras et portant une pioche, identique au Mémorial que l’on trouve à Husino, tourne sur elle-même de façon presque hallucinatoire, au rythme d’une musique disco qui nous hypnotise. On est comme dans un rite mystique imprégné de soufisme. La statue (une voix off) nous parle : « Je suis une fiction, un spectacle de théâtre » nous dit-elle. Cependant, dans ses paroles, il y a une vraie dimension politique et une mise en garde contre un risque de perte des valeurs idéologiques dans la Nouvelle Europe. À la fin, elle nous donne rendez-vous en 2122.
Death Hour, un spectacle puissant, s’est joué dans la cour de l’ancienne prison de Pristina. Le texte est de Ulpianë Maloku et de Agnesa Mehanolli. La mise en scène de Ilir Boski. Après une visite des cellules de la prison où les comédiens du spectacle avaient pris place comme autrefois les prisonniers politiques, c’est une suite de scènes souvent d’une grande violence qui nous renvoient aussi bien aux exactions commises sous la dictature communiste d’Enver Hoxha en Albanie que celles commises, au Kosovo, par les forces serbes de Milošević et, notamment, lors du massacre de la prison de Dubrava en 1999. La pièce commence comme une farce du théâtre de l’absurde avec le procès d’une femme accusée « d’avoir critiqué les pommes du pays ». Cette parodie de procès aboutira forcément à une condamnation programmée d’avance. Des scènes très crues, des vidéos de tueries, de tortures réellement commises sous le régime dictatorial de Enver Hodjda et, ensuite, par des policiers serbes nous plongent dans l’horreur. Les acteurs, stupéfiants de vérité, passent avec brio du registre comique, ironique au tragique le plus noir.
Avec Sworn Virgin de Jeton Neziraj, il s’agit d’une autre réalité, très spécifique à l’Albanie et au Kosovo : les Burrneshë, femmes-hommes ou « Vierges jurées » qui ont décidé, fait le choix sous serment de devenir des hommes afin d’obtenir les mêmes droits qu’eux et de pouvoir s’émanciper d’une société patriarcale qui ne laissait aucune prérogative aux femmes. Afin de vivre librement. L’auteur imagine qu’une chercheuse londonienne part à la recherche de Sose, la seule burrnesheë qui ait accepté de lui parler. Elle vit dans les montagnes et l’anthropologiste britannique voudrait la faire venir en Angleterre. À Londres, quelqu’un d’autre s’intéresse vivement à Sose : Julian, une Drag Queen qui ambitionne d’en faire le clou de son prochain spectacle. À partir de là, on va assister à des rapports ambigus, complexes entre les trois personnages. Il y a l’attirance en Edith et Sose. Quant à Julian, meneur de revue autoritaire, sadomaso, il tentera par intérêt de manipuler les deux femmes, voulant faire de Sose une sorte de bête de foire. Elle finira par se révolter et partira. Jeton Neziraj met en évidence, à l’époque de # MeToo, une nouvelle forme d’oppression, inattendue, qui va au-delà du genre que l’on s’est choisi. Jusqu’au bout, Sose s’interroge sur sa véritable identité. Ce drame se joue dans une grande tension. Le metteur en scène Erson Zymberi a opté pour un dispositif scénique bi-frontal. Pas de décor, peu d’accessoires : une valise, un miroir et un élément beaucoup plus kitsch, une vraie baignoire. En revanche, des costumes somptueux, aux couleurs symboliques : du blanc pour la burnneshë, du rouge pour la Drag Queen.
Dans Our son (Notre fils), un drame intime écrit et mis en scène par Patrik Lazić, et répétons-le, joué en serbe, des parents attendent leur fils pour dîner. Il est homosexuel, ce qu’ils n’acceptent pas et ils ne l’ont pas revu depuis plusieurs années. Ils sont partagés entre leurs préjugés et leur amour pour lui. Parfois comiques, parfois insupportables, ils nous émeuvent par leur sincérité et leur désir de changer pour ne pas le perdre définitivement. Sur la table, le couvert est mis. On assistera réellement à la préparation du dîner. La mère fait réchauffer la soupe sur une plaque de gaz et la servira fumante dans les assiettes. Mais quand enfin le fils prodigue arrive et qu’il parle de faire venir son compagnon, les belles résolutions de ses parents s’écroulent comme un château de sable. Le dialogue sera très difficile à renouer. Cette courte pièce, simple et juste, nous touche par sa profonde humanité. Elle soulève un problème auquel, aujourd’hui, beaucoup de familles sont confrontées, que ce soit au Kosovo, en Serbie ou ailleurs : savoir admettre le choix de vie de son enfant.
Stiffler de Doruntina Basha soulève un autre problème très actuel : la violence que subissent les travailleuses du sexe dans nos sociétés modernes et soi-disant civilisées et humanistes. Hava a reçu un coup de couteau. Son état est très grave. Pourtant, toutes celles, tous ceux à qui elle va demander du secours, infirmières, médecins, policiers (ces personnages étant tous interprétés uniquement par deux comédiens), vont mettre en doute sa parole, la rejeter avec indifférence ou mépris, sous un prétexte ou un autre. À chaque fois, Hava tentera de s’expliquer, de convaincre ses interlocuteurs… pour sauver sa vie. En vain. L’autrice dénonce une hypocrisie généralisée. Ce qu’il y a de très fort dans sa pièce, c’est que chaque scène, aussi dramatique soit-elle, est écrite, jouée sur un ton comique, parfois sur le ton de l’absurde, qui contraste avec la violence dont est victime Hava. On n’est jamais dans le pathos, ni dans le misérabilisme. La mise en scène de Kushtrim Koliqi est énergique, efficace. Et, dans le rôle de Hava, Rebeka Qena est formidable.
Profitons-en pour dire que, durant le Kosovo Theatre Showcase, nous avons vu de très bons acteurs.
Dans son texte The Handke Project (Or Justice for Peter’s Stupidités), mis en scène par Blerta Neziraj, Jeton Neziraij s’interroge avec une ironie féroce sur la responsabilité, à travers le cas de Peter Handke, d’un écrivain, Prix Nobel de Littérature, qui jusqu’au bout a affirmé être l’ami de Slobodan Milošević, inculpé pour crimes contre l’humanité par le Tribunal de la Haye. L’auteur va encore plus loin en posant la question de la responsabilité des metteurs en scène qui montent les pièces de Peter Handke et celle des spectateurs qui vont les voir. Ne deviennent-ils pas alors ses complices ? En allant voir une pièce de Handke, en le lisant, est-ce que l’on ne cautionne pas ses prises de position en faveur d’un criminel de guerre ? On est dans le même débat que celui qui entoure l’œuvre de Céline, et ce débat n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui. Notons que l’autrice serbe Biljana Srbljanović signe la dramaturgie du spectacle.
Dans le dispositif scénique tri-frontal imaginé par Blerta Neziraj, les comédiens (excellents, cette fois encore) sont très proches des spectateurs : ils s’adressent directement à eux, les prennent à partie, ne leur laissant aucune chance d’échapper à une prise de conscience. Peter Handke est sur scène, interprété par différents acteurs : c’est son procès qui se joue-là. C’est une pièce radicale, ambitieuse.
Projet international, produit par Qendra Multimadia, en partenariat avec le Mittlefest & Teatro della Pergola (Italie), Theater Dortmund (Allemagne), Sarajevo National Theatre & International Theater Festival – Scene MESS (Bosnie-Herzégovine), interprété par des comédiens originaires de différents pays (Kosovo, Bosnie-Herzégovine, Italie, France…), The Handke Project tourne actuellement à travers l’Europe. À la mi-novembre, le spectacle se jouait sur la scène du Théâtre national de Sarajevo.
Nous le disions au début de cet article, Kosovo Theatre Showcase est conçu, organisé et animé par une toute petite équipe : c’est au maximum une dizaine de personnes, en charge de l’artistique, de l’administration et de la technique, qui fait un travail exceptionnel, d’une grande qualité, avec enthousiasme et chaleur. D’où son succès !
Qendra multimedia : www.qendra.org