© DR Michèle Laurent : Notre Vie dans l’Art – Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 2023, texte et mise en scène de Richard Nelson au Théâtre du Soleil
Au Soleil, des acteurs entre deux périls
Par Chantal Boiron
Le Festival d’Automne joue les prolongations au Théâtre du Soleil avec Notre vie dans l’Art (1) de l’Américain Richard Nelson. Le spectacle a vu le jour grâce à l’invitation d’Ariane Mnouchkine, qui a également traduit le texte de Richard Nelson et lui a « prêté » le dispositif bi-frontal conçu, imaginé pour Les Éphémères, il y a maintenant dix- huit ans. Ajoutons que le spectacle est interprété par plusieurs «anciens » de la troupe du Soleil : Georges Bigot, Maurice Durozier, Hélène Cinque, Nirupama Nityanandan, entre autres. Il fallait ces comédiens-là, de cette envergure, pour interpréter les acteurs du Théâtre d’Art, fondé à Moscou en 1898 par Constantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch- Dantchenko.
En ce sens, Notre vie dans l’Art s’avère être un spectacle sur la transmission théâtrale et les correspondances profondes, mystérieuses qui existent entre les grandes familles de théâtre, par de-là le temps.
Le titre de la pièce de Richard Nelson fait référence au livre de Stanislavski, Ma vie dans l’Art, un classique pour tous les passionnés de théâtre. Le sous-titre, Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923, nous informe explicitement que nous allons assister à une journée particulière dans l’histoire de cette troupe mythique, lors de sa fameuse tournée aux États-Unis. On est dans une fiction qui s’appuie sur des faits réels. À son entrée sur scène, la troupe installe des chaises et une grande table, plante le décor entre les bancs un peu raides qui avaient servi pour Les Éphémères, et sur lesquels les spectateurs ont pris place.
© DR Michèle Laurent : Notre Vie dans l’Art, texte et mise en scène de Richard Nelson au Théâtre du Soleil
Une troupe de théâtre dans la tourmente de l’Histoire
Richard Boleslavsky (Arman Saribekyan), ancien acteur du Théâtre d’Art en exil qui gère la tournée du Théâtre d’Art, lit une lettre que Stanislavski écrira à Staline en octobre 1936. Voilà qui suffit à nous rappeler le contexte historique de l’époque. Cette journée, à laquelle nous allons assister un peu comme des voyeurs, c’est un dimanche, jour de relâche. Dans la pension où ils logent à Chicago, très loin de Moscou, Stanislavski et ses acteurs fêtent les vingt-cinq ans du Théâtre d’Art. Parmi eux, il y a Olga Knipper-Tchekhova (Hélène Cinque), la veuve d’Anton Tchekhov, la jeune actrice Masha (Judit Jancso) qui prépare le dîner « comme à la maison ». On parle théâtre, on plaisante, on se raconte des anecdotes, on se confie des trahisons amoureuses… On parle du petit chien de Charlotta qui a disparu. On parle des Américains et des émigrés russes rencontrés durant cette tournée. Mais aussi, des rêves que l’on fait pour le retour en Russie : Vassia (Duccio Bellugi-Vannuccini) a le projet d’acheter une datcha avec l’argent qu’il aura gagné en Amérique. Stanislavski (Maurice Durozier) en profite pour faire des remarques sur le jeu de ses acteurs. Il rappelle à Petia Bakshiv (Tomaz Nogueira), qui interprète Lopakhine dans La Cerisaie, ce que nous dit Tchekhov sur son personnage, à savoir qu’il a des doigts fins comme un artiste : « Tchekhov, c’est ça qu’il voyait… les artistes gouvernant le monde. Pas des brutes, Bakshiv. Pas les brutes.»
Le contexte historico-politique est très lourd. Six ans seulement se sont passés depuis la Révolution bolchévique. Un an auparavant, c’était la création de l’URSS. Des bouleversements qui ont marqué la vie des acteurs. L’ambiance s’en ressent. D’autant que les bruits provenant de Moscou ne sont pas rassurants. Dans les coupures de presse que leur a apportées Petia, ils découvrent de violentes critiques à leur encontre, émanant par exemple d’un Maïakovski, parce qu’ils fréquentent, lors de cette tournée de l’autre côté du monde, des Occidentaux mais aussi des Russes blancs exilés. Et parce qu’ils acceptent, quand on le leur propose, de faire des récitals, d’écrire pour des journaux comme Olga sur la mort de Tchekhov, de gagner de l’argent parallèlement. À Moscou, on les surnomme « la clique ». Même entre eux, on observe des malentendus, des tensions… Par exemple, on se pose des questions sur Petia, bolchevique convaincu. Certains s’inquiètent ouvertement de ce qu’ils trouveront à leur retour. «Qu’allons-nous trouver là-bas ? » Dès leur arrivée sur le sol russe, ils devront se présenter aux autorités soviétiques pour ne pas être considérés comme des « fugitifs ». Souvent, la légèreté fait place à l’appréhension. Aux États-Unis, rien n’est simple non plus, ni avec les Américains qui les invitent, ni avec les Russes exilés qu’ils croisent, ces Russes américains si riches ou si pauvres : « Nous sommes comme dans un zoo ».
© DR Michèle Laurent : Notre Vie dans l’Art, texte et mise en scène de Richard Nelson au Théâtre du Soleil.
La Fête, le Théâtre, malgré tout, jusqu’au bout
Malgré tout, pour l’instant, c’est la fête, et l’on fait « comme si… ». Grâce à Masha, on se régale. On boit du vin, de la vodka. Et puis, ce qui importe le plus pour ces acteurs, c’est l’Art théâtral. On ironise sur les figurants américains qui ont gardé leurs montres alors qu’ils jouaient des paysans russes faméliques dans Le Tsar Fedor, et ne comprenaient rien à ce que leur criait Stanislavski en russe. Ce qui nous touche dans la pièce de Richard Nelson, c’est qu’à travers ces moments de vie que nous voyons se dérouler sous nos yeux, à travers ces petites choses de la vie, à travers ces bavardages apparemment anodins, nous partageons les réalités de gens de théâtre, confrontés à des problèmes existentiels mais qui ne cessent de réfléchir à leur art à l’instar d’un Stanislavski qui continue de s’interroger sur le «mystère » de l’illusion… L’émotion est d’autant plus forte que ces gens-là sont interprétés par de grands acteurs qui nous font ressentir, tour à tour, leur gaieté, leurs inquiétudes ou leur tristesse. Avec leur talent, ils nous font partager de manière tangible les sentiments que les acteurs du Théâtre d’Art traversent au cours de cette journée.
Déjà préoccupés par les dérives du stalinisme, les acteurs du Théâtre d’Art découvrent à leur détriment les pièges du libéralisme américain. Richard apprend aux sociétaires de la troupe que, depuis plusieurs mois, ils jouent à perte. La tournée ne marche pas aussi bien que prévu et le contrat qu’ils ont signé avec des hommes d’affaires américains impitoyables leur est défavorable. Ils rentreront « fauchés» à Moscou. Ces acteurs, que l’on considère « comme des Dieux », c’est ce que leur a dit l’employé d’un hôtel de New York, et qui ne vivent que pour leur art, se retrouvent pris dans les tourments de l’Histoire, ballottés entre deux visions du monde radicalement opposées, aussi dangereuses l’une que l’autre. Et cependant, comme toujours avec eux, c’est le théâtre qui aura le dernier du mot. Comme prévu pour cette journée de fête si particulière, où tout bascule, les actrices jouent leur sketch sur Les Trois sœurs.
À la fin, Richard lit une autre lettre de Stanislavski à Staline, une lettre de 1938 que le co-fondateur du Théâtre d’Art n’aurait pas écrite mais qu’il aurait été contraint de signer, tandis que la troupe reprend en chœur une vieille chanson populaire russe, comme un dernier sourire, Mon char à banc.
1 ) – Notre vie dans l’Art – Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923 : création au Théâtre du Soleil, le 6 décembre 2023, dans le cadre du Festival d’Automne 2023. Jusqu’au 3 mars 2024
La pièce de Richard Nelson, traduite par Ariane Mnouchkine, est publiée dans « L’Avant-Scène Théâtre » n°1548 (novembre 2023)