© Jean-Louis Fernandez : André Marcon et Gilles Privat dans En attendant Godot de Samuel Beckett, mise en scène d’Alain Françon
Beckett : deux mises en scène magistrales
Par Chantal Boiron
Deux chefs d’œuvre de Samuel Beckett sont actuellement à l’affiche de deux théâtres privés parisiens : En attendant Godot (1952) dans la mise en scène d’Alain Françon, à la Scala. Et, au Théâtre de l’Atelier, à Montmartre, Fin de partie (1957), dans celle de Jacques Osinski. Rappelons que Beckett a écrit les deux pièces en français avant de les traduire lui-même en anglais et qu’elles ont été toutes les deux créées par Roger Blin. D’ailleurs, on trouve entre elles, de multiples résonnances. Par exemple, Clov et Lucky sont les esclaves de deux tyrans aveugles, Hamme et Pozzo qui, dans le second acte d’En attendant Godot, a perdu la vue.
Les deux spectacles sont exceptionnels, dirigés par deux grands metteurs et interprétés par de magnifiques comédiens. Car il faut de grands comédiens pour jouer Beckett, peu importe qu’ils viennent du théâtre, du music-hall où Roger Blin avait été les chercher pour Godot. D’abord, pour une raison fort simple : il ne se passe pour ainsi dire rien chez Beckett. Et l’on n’y parle pas beaucoup. Il faut pouvoir remplir uniquement par sa présence les silences beckettiens. Que faire pour combler le vide ? Que faire pour déjouer l’attente ? Tout est si subtil. Parfois cela ne repose que sur une indication scénique ou un détail : des chaussures qu’on a retirées parce qu’elles vous faisaient mal et qu’on croit retrouver le lendemain à la même place. Mais non, ce n’est pas la même couleur. Ni la même taille, dixit Estragon.
Et surtout, il y a l’humanité profonde, infinie de l’anti-héros beckettien.
Fin de partie : « Au bord du gouffre »
© Pierre Grosbois : Fédéric Leidgens et Denis Lavant dans Fin de partie de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski
Commençons par Fin de partie, mis en scène par Jacques Osinski avec Denis Lavant dans le rôle de Clov et Frédéric Leidgens dans celui de Hamm. Claudine Delveaux et Peter Bonke jouent Nell et Nagg, les parents de Hamm, enfermés dans des poubelles rouillées. Dans cette pièce, la seconde grande pièce de Beckett, on assiste à une journée routinière pour les quatre personnages : quatre handicapés de la vie, accablés sous le poids de l’ennui, cloîtrés dans un espace indéfini où deux fenêtres sont leurs seules ouvertures sur l’extérieur : l’une donnant sur la mer et l’autre, sur le ciel, des horizons que, sur l’ordre de Hamm, Clov scrute avec ses jumelles. Les quatre personnages de Beckett seraient-ils les derniers survivants d’un monde anéanti ?
Au milieu du plateau, trône le fauteuil roulant de Hamm. Au-dessus de lui, une lumière froide. Tout autour, le vide. Rien. Clov boitillant, claudiquant mais le seul des quatre qui puisse encore se mouvoir, donne le signal de cette nouvelle journée qui commence et que l’on imagine identique à toutes les autres. Sorti de sa cuisine, (sa tanière), il retire le drap qui recouvrait Hamm et l’observe un long moment en train de dormir. Des instants de forte intensité. Pense-t-il alors à le quitter ? Ou à le tuer ? En tout cas, il ne cessera plus d’en parler. Hamm, aveugle et paralysé, coincé dans son fauteuil roulant, est un maître tyrannique. Il ne peut pas bouger mais son arme, ce sont ses mots, tranchants, blessants.
Frédéric Leidgens en fait un manipulateur à la fois odieux et pitoyable : il nous paraît d’autant plus diabolique qu’il se dégage de lui une sorte de charme magnétique et qu’il alterne la cruauté avec une fausse douceur. Clov parle de s’en aller mais il ne le fait pas. Il ne se révolte pas. Esclave docile et bancal, il exécute chaque ordre que lui intime Hamm, traînant la jambe de cour à jardin, avec sa démarche bringuebalante à la Charlot, grimpant à une fenêtre, puis à une autre, encombré de son escabeau dans lequel il s’empêtre sans cesse, manquant à chaque instant de tomber. Un gag qui pourrait nous faire rire s’il ne suscitait notre compassion. « À quoi est-ce que je sers ? » demande-t-il à Hamm. « À me donner la réplique » lui répond celui-ci. Comique et tragique, Denis Lavant est profondément émouvant dans le rôle de Clov. Cela fait déjà plusieurs textes de Beckett que le comédien joue sous la direction de Jacques Osinski. Désormais, une belle complicité les unit tous deux à l’écrivain irlandais. Avec Frédéric Leidgens, Claudine Delveaux et Peter Bonke, ils nous entraînent véritablement « au bord du gouffre », ainsi que l’écrivait Beckett. Et, nous laissent avec nos questions sans réponses : Nell et Nagg sont-ils morts ? Et, même si Clov, à la fin, a pris sa valise, pourra-t-il vraiment quitter Hamm ?
En attendant Godot : « … L’humanité, c’est nous »
Dans la mise en scène d’En attendant Godot (1952) d’Alain Françon, ce qui nous frappe, c’est l’immense fraternité, la tendresse que l’on ressent entre Estragon (André Marcon) et Vladimir (Gilles Privat). Il y a le grand et le petit : Laurel et Hardy ? Peut-être… En fait, plus que deux clowns tragiques ou deux clochards, ce sont plutôt ici deux grands enfants réunis par le malheur, et qui ont l’air d’inventer des jeux pour tromper l’attente de Godot, distraire leur ennui et leur solitude : « On pourrait jouer à Pozzo et Lucky » propose Vladimir. De même, l’essayage des chaussures ou le troc des chapeaux qui devient un numéro de circassiens. Les voilà qui font de l’exercice ou qui jouent à s’engueuler. Chez Beckett, le divertissement pascalien se conjugue à l’infini. Sous la direction de Françon, André Marcon et Gilles Privat sont des poètes dans l’art d’inventer la moindre distraction à partir de rien. Ils atteignent une dimension métaphysique.
Il faudrait également noter les gestes protecteurs, les signes d’affection de Vladimir envers Estragon. Après avoir longtemps fouillé dans les poches de sa veste, il en fait surgir comme par magie une carotte pour la donner à Estragon qui en est friand. Dans le second acte, il posera délicatement sa veste sur les épaules de son compagnon de malheur, endormi, pour le protéger du froid. Notons la compassion que témoignent au début Gogo et Didi envers Lucky, le souffre-douleur de Pozzo : « Pourquoi ne dépose-t-il pas ses bagages » insiste Estragon. Il y a autant d’empathie que d’incompréhension dans la voix de Marcon.
Ce qui est poignant et que l’on ressent fortement dans la mise en scène de Françon, c’est le mystère : pas seulement le mystère d’un Godot qui ne viendra pas, qu’on ne verra jamais mais encore le mystère de chacun des personnages. D’où surgissent-ils ? Où sont-ils ? Dans quel temps ? Où disparaissent-ils ? Eux-mêmes ne semblent pas le savoir ou alors ils l’ont oublié comme Estragon qui ne se souvient de rien. Et il y a cette tragédie, ce charnier d’ossements qui les hante mais dont ils ne nous diront pas grand-chose. En même temps, ils sont si banaux, si proches de nous par plein de petits détails : ainsi, Vladimir qui s’éloigne à plusieurs reprises en courant, ne prenant pas le temps de se reboutonner. D’évidence, il souffre de la prostate.
Dans la scénographie de Jacques Gabel, c’est le vide qui l’emporte là encore. Il y a la pierre d’Estragon comme dans la mise en scène de Roger Blin. Et, est-ce l’hommage de Françon au créateur de Beckett ?, il y a l’arbre squelettique, si frêle, qui pourrait également évoquer celui que Giacometti avait fait pour lui. Impossible de s’y pendre, ni même de se cacher derrière. Joël Hourbeigt a réalisé un travail extraordinaire sur les éclairages. En toile de fond, c’est un dégradé extrêmement subtil de gris jusqu’au noir, avec d’imperceptibles trouées de lumière. La clarté surgissant de l’ombre. On pense aux toiles de Soulages. La seule tâche de couleur, ce sera le pull rouge de Pozzo (Guillaume Levêque), un des personnages les plus terre à terre De Beckett. Dans le rôle de Lucky, Éric Berger est incroyable, hallucinant lorsqu’il se jette dans sa danse saccadée, comme une transe, et dans son monologue, véritable logorrhée qui nous fait rire et nous déconcerte. Sociables plus qu’amicaux, Didi et Gogo lanceront le pliant de Pozzo, que Lucky a oublié et lui diront adieu en agitant leurs chapeaux. Un Garçon, surgi de nulle part, leur dira que Godot ne viendra pas, les laissant à leur solitude sans fin. Alors que la pleine lune s’élève dans le ciel, « allons-y » dit Vladimir. Mais ils ne bougent pas.
Dans le second acte, trois ou quatre feuilles sont apparues sur l’arbre. On a l’impression qu’il y a plus de lumière, un léger rayon de soleil qui traverserait les nuages. Sur le plateau, il y a bien une paire de chaussures. Mais ce ne sont pas celles laissées par Estragon. Lorsque Pozzo et Lucky réapparaissent, rien n’est plus pareil : Pozzo est désormais aveugle, usé, affaibli. La cruauté cette fois serait plutôt chez Vladimir qui s’acharne à battre Lucky ou chez Estragon qui refuse d’aider Pozzo et Vladimir à se relever : « À cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non » lui dit Vladimir. Mais une humanité, à cet instant-là justement, féroce et impitoyable. L’Acte Deuxième est plus court mais aussi plus dur, encore plus pessimiste que le premier Acte. Pas d’issue, ni d’espoir. Cette fois encore, ils n’arrivent pas à se pendre et restent confrontés à leur solitude. Et quand un Garçon surgit pour leur dire que Godot ne viendra pas, c’est le doute : était-ce le même garçon ou un autre ?
Après son départ, la lune se lève, toute ronde, traverse furtivement le ciel et s’immobilise. Cette fois, c’est Estragon qui dit : « Allons-y ». Et, comme à la fin de l’Acte premier, « Ils ne bougent pas ».
Fin de partie au Théâtre de l’Atelier, 75018 Paris – Tel. 0146064924 (jusqu’au 5 mars 2023)
En attendant Godot à la Scala Paris, 13 bd de Strasbourg 75010 Paris – Tel. : 0140034430 (jusqu’au 8 avril 2023)