Bienvenue sur le site de la revue Ubu
 

Fanny et Alexandre, version Julie Deliquet: Acteurs, je vous aime

© Brigitte Enguérand, Coll. Comédie-Française – Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman – Mise en scène Julie Deliquet, Comédie-Française

Fanny et Alexandre, version Julie Deliquet: Acteurs, je vous aime

Par Chantal Boiron

Fanny et Alexandre est l’une des dernières œuvres d’Ingmar Bergman. Peut-être la plus ambitieuse. Il en a fait deux versions. La première, en 1982, pour la télévision dure cinq heures : c’est celle qui comptait le plus pour lui. Puis, une version cinématographique réduite à trois heures.

Les protagonistes de cette superbe fresque familiale du début du XXème siècle, ce sont les Ekdahl: des gens riches, épicuriens, fantaisistes… Une famille unie. Ces gens-là aiment la vie et ils s’aiment en dépit des infidélités et des disputes. Oscar Ekdahl dirige le théâtre où sa mère Helena a longtemps joué. Sa femme Emilie est devenue une des grandes actrices de la troupe. Bergman raconte l’histoire de la famille Ekdahl à travers le regard d’Alexandre, le fils d’Oscar et d’Emilie. L’adolescent sensible et imaginatif se réfugie dans les fictions qu’il invente. Bergman livre dans ce personnage beaucoup de lui-même et de son enfance malheureuse. Il nous dit également combien il aime les artistes et la magie de la scène, la Laterna magica et ses enchantements.

L’adaptation de Julie Deliquet pour la Comédie-Française est légèrement plus courte que la version film. Et la jeune metteuse en scène a pris des libertés par rapport au scénario de Bergman : Oscar meurt sur la scène du théâtre et non pas chez lui ; Fanny, la sœur d’Alexandre et son cousin sont plus âgés que les enfants du film ; on ne voit qu’un seul des deux neveux d’Isak Jacobi etc. Sans doute aurait-il été plus logique de mettre dans le programme de salle « d’après » plutôt que « de » Bergman. Mais, au fond, peu importe. L’esprit, le sens du chef-d’œuvre de Bergman sont bien là. Le spectacle de Julie Deliquet est une grande fête du théâtre, et une magnifique déclaration d’amour aux comédiens.

Cela commence par un discours d’Oscar Ekdahl (Denis Podalydès) après le miracle de Noël qui vient d’être représenté sur la scène de son théâtre. À travers les transparences du rideau coloré devant lequel il s’adresse au public, on entrevoit des bouts de décor, des éléments du théâtre. Dès cette première image, c’est la magie du théâtre dans le théâtre. On ne la quittera plus. La troupe et la famille d’Oscar le rejoindront pour saluer à leur tour les spectateurs. Puis, derrière le rideau, ce sera la fête, une fête joyeuse avec un repas de Noël fastueux, avec des toasts, des éclats de rire, des plaisanteries parfois douteuses, des chansons, des rondes… Tous y participent, adultes et enfants. À la fin, Helena, (Dominique Blanc), la grande comédienne, acceptera de dire les derniers mots de Nora dans Maison de poupée d’Ibsen. Un rôle que Dominique Blanc a joué, il y a plusieurs années, à l’Odéon, sous la direction de Deborah Warner. Dans l’adaptation de Julie Deliquet, rien n’est anodin. Ce sont les liens mystérieux entre des acteurs et leurs personnages. C’est aussi une histoire de transmission entre des générations d’artistes au sein d’une même troupe.

Quant aux comédiens du Français, ils nous surprennent toujours par leur talent. Dans le rôle de Carl, le frère d’Oscar, alcoolique invétéré, déprimé par ses dettes et un mariage raté, Laurent Stocker est à la fois grotesque et pathétique. Florence Viala, dans celui de son épouse Alma qui n’a pas perdu l’accent allemand de ses origines et se laisse humilier par lui, est plus émouvante que risible. La jeune Rebecca Marder (Fanny) a une belle présence, et joue aussi bien avec son corps qu’avec les mots.

La fête finie, les adultes s’en vont. Dans le théâtre éclairé d’une simple servante, il ne reste plus que les enfants. Désormais, ce sont eux les princes de la scène. À leur tour, ils veulent toucher à ce mystère-là, faire leur propre théâtre. Une étoffe blanche et une lampe, ça suffit pour faire du théâtre d’ombres. Cachés dans les coulisses, ils sont aussi les témoins involontaires des secrets de la famille : l’oncle Gustav Adolf (Hervé Pierre) qui drague maladroitement Maj (Julie Sicard), leur jolie préceptrice : un séducteur impénitent mais pas macho pour un sou! Il y a aussi les confidences d’Helena à Isak (Gilles David), son vieil amoureux. L’ancienne comédienne ne résiste pas au plaisir de lui réciter encore une scène de Phèdre. Hé, oui ! Dominique Blanc fut, ne l’oublions pas, une magnifique Phèdre sous la direction de Patrice Chéreau.

Quand les répétitions reprendront au théâtre, une autre fête commencera. Oscar joue le spectre dans Hamlet. Sa mère Helena l’a dit : c’est un mauvais acteur. Mais Denis Podalydès est, lui, un génial acteur comique. Jouant Oscar qui joue (très mal) le spectre, il s’emporte contre tout : contre la musique envahissante, contre la fumée envahissante. Il finit même par s’emmêler dans son costume, l’enlève, le remet… Bref, la scène du spectre devient un brillant numéro de bouffonnerie. Tout ça, sous le regard moqueur des enfants. Rieurs et heureux, Fanny, Alexandre et Peter sont au spectacle. Pourtant, la fête sera définitivement interrompue. Oscar fait un malaise. Il meurt sur scène. Entouré des siens mais sans public, il aura le temps de dire à Émilie (Elsa Lepoivre) ses dernières volontés : celle d’un homme de théâtre et d’un père de famille.

 

Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman – Mise en scene Julie Deliquet – Comedie-Francaise , avec : Thierry Hancisse, Elsa Lepoivre, Rebecca Marder, Jean Chevalier
© Brigitte Enguerand / Divergence, Coll. Comédie-Française

 

Rêves et réalité.

Après l’entracte, Emilie vient à son tour parler devant le rideau. Un rideau noir, cette fois. Emilie a abandonné le théâtre. Elle s’est remariée avec Edvard Vergerus, un évêque luthérien : « Ce que je suis vraiment, je n’en sais rien. Actrice, la réalité, je ne m’en soucie jamais.» Avec Edvard, Emilie veut faire le pari de la vie réelle, sans masque ni facticité. À ses risques et périls. De l’autre côté du rideau, nous ne sommes plus désormais dans le monde chimérique de la Laterna magica. Mais sous la loi d’une soi-disant vérité rigoriste et morale. Incroyable Thierry Hancisse dans le rôle d’Edvard: sournois, machiavélique, manipulateur… Et pourtant, un amoureux démuni. Comme dans les contes où les ogres dévorent les enfants, on craint pour Fanny et surtout pour Alexandre (Jean Chevalier) qui défie sans cesse son beau-père par ses mensonges. Il se prend pour Hamlet. Et Oscar, continuant son rôle de spectre, lui réapparaît. Cette fois il joue juste. Plus Alexandre se rebellera, plus Edvard se montrera cruel avec la complicité de sa sœur. Dans le rôle d’Henrietta, Anne Kessler est diabolique !

Si l’on a changé de registre, on est toujours dans le théâtre. Chez Bergman, les changements de lieu sont visibles, tangibles : la somptueuse demeure des Ekdahl, l’austère maison des Vergerus, l’antre mystérieuse d’Isak etc. Mais en adaptant son film à la scène, Julie Deliquet ne cherche pas à concurrencer le cinéma, elle ne recourt pas non plus à la vidéo. Non, elle s’en tient aux moyens que le théâtre lui offre : « Tout devient possible… Le temps et l’espace n’existent plus ». La scénographie d’Éric Ruf et de Julie Deliquet ne nous fait jamais quitter les murs et le plateau de la Comédie-Française. Quand Emilie s’échappe de chez Edvard pour retrouver Helena dans sa maison d’été, les deux décors, les deux lieux d’action se superposent, ou s’entremêlent, comme on veut. C’est comme au montage, quand on enchaîne tour à tour deux scènes qui se déroulent en même temps. Mais ici, la concomitance des actions passe uniquement par le théâtre, par des éléments du décor. Et, alors que, dans la belle demeure d’Helena, on retrouve la légèreté insouciante de la famille Ekdahl, dans le grenier des Vergerus, Alexandre est le souffre-douleur de son beau-père.

C’est un conte qui se finit bien. Isak, le malicieux Magicien, arrachera Fanny et Alexandre aux griffes de leur beau-père. Par on ne sait quel sortilège, le vœu terrible d’Alexandre sera exaucé. Les fantômes de la mort seront vaincus. La joie, la vie reviendront. Non sans un voile de mélancolie. C’est aussi une belle histoire de théâtre où les comédiens retrouveront leurs « vrais » rôles. Emilie reprendra les rênes du théâtre d’Oscar. Avec Hélène, elles se promettront de jouer ensemble Le Songe de Strindberg. Il y aura encore un discours. Cette fois, c’est Gustav Adolf qui prendra la parole. Autour de lui, toute la troupe de la Comédie-Française se rassemblera pour un dernier salut au public, c’est à dire pour nous saluer nous, les « vrais » spectateurs. Mais, au théâtre, peut-on distinguer le réel et l’imaginaire ?

 

 

 

Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, mise en scène par Julie Deliquet

Comédie-Française, Salle Richelieu – Jusqu’au 16 juin 2019

Réservations : 0144581515 – www.comedie-francaise.fr

 

 

 

Share Post