© Jean-Louis Fernandez – Giorgia Scalliet (Araminte) et Pierre-François Garel (Dorante) dans Les Fausses Confidences de Marivaux, mise en scène d’Alain Françon
Françon/Marivaux : la tectonique des sentiments
Par Chantal Boiron
Avec Les Fausses Confidences, que l’on peut voir jusqu’à la fin de l’année au Théâtre Amandiers de Nanterre, Alain Françon continue de nous faire redécouvrir, réentendre Marivaux dans sa vérité. Ce faisant, il poursuit un travail de troupe en compagnie indépendante, et sans lieu attitré.
Il y a tout juste deux ans, il mettait en scène aux Ateliers Berthier-Théâtre de l’Odéon, La Seconde Surprise de l’amour. Parmi les principaux acteurs, Giorgia Scalliet, Pierre-François Garel et Alexandre Ruby, un trio amoureux que l’on retrouve dans Les Fausses Confidences. Les deux spectacles seront repris au Théâtre de la Porte Saint-Martin, au printemps 2025.
Marivaux écrit Les Fausses Confidences dix ans après La Seconde Surprise de l’amour. Ce sont deux comédies sur l’amour, sur la métaphysique des sentiments pourrait-on dire mais, et même si chez Françon les deux personnages sont incarnés par Giorgia Scalliet, l’Araminte des Fausses Confidences n’a plus grand-chose à voir avec la Marquise, la jeune veuve inconsolable de La Seconde Surprise de l’amour. Araminte serait prête à en finir avec le veuvage : elle accepterait d’épouser le Comte (Alexandre Ruby) par raison et sous la pression de son autoritaire de mère. Il ne lui faudra pas beaucoup de temps pour se faire piéger par le stratagème de Dubois (Gilles Privat) et tomber amoureuse de Dorante (Pierre-François Garel). Pour Araminte, la surprise de l’amour s’avère (comme pour la Marquise) être un choc. C’est un coup de foudre au sens littéral. Giorgia Scalliet est extrêmement juste dans ce personnage qui ne triche pas, contrairement à son entourage. Elle prend tout en plein face. La scène de la lettre est très réussie. Et l’aveu de son amour au Chevalier, un moment d’émotion : « Vous donner mon portrait ! Songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ? ».
© Jean-Louis Fernandez : Gilles Privat (Dubois) dans Les Fausses Confidences de Marivaux, mise en scène d’Alain Françon.
Il est vrai que Dubois est aussi déterminé à la marier avec Dorante que Madame Argante à lui faire épouser le Comte. Prêt à tout pour faire la fortune de son ancien maître et servir sa passion, Dubois veille sans relâche au bon déroulement du stratagème qu’il a mis en place : « Il faut qu’on nous épouse » dit-il à propos d’Araminte. À la fois auteur et metteur en scène de l’intrigue, il est le véritable moteur de la pièce. C’est lui qui tient toutes les ficelles. Dans le spectacle d’Alain Françon, on le voit ‘déguiser’, habiller Dorante quand celui-ci arrive chez Araminte. Il lui enfile une veste, lui met une valise entre les mains. Il lui crée son costume, lui compose son personnage d’Intendant.
Pour poursuivre le parallèle avec Madame Argante, notons que si chacun des deux instrumentalise Araminte avec l’intention de faire triompher son candidat, la mère affronte sa fille frontalement alors que Dubois œuvre dans l’ombre. Il mystifie sa nouvelle maîtresse, abuse de sa confiance. Si l’on y réfléchit, c’est quelqu’un d’assez inquiétant, presque démoniaque. Madame Argante est certes odieuse, acariâtre et agaçante mais très drôle. Chacun de ses coups d’éclat nous fait rire. Contrairement à Dubois qui n’agit que par dévouement à son maître, c’est son ambition qui la pousse à vouloir marier sa fille avec le Comte. Qu’elle n’arrive pas à ses fins en fait un personnage de comédie alors que Dubois est beaucoup plus sombre. Pour jouer ces rôles qui sont bien plus complexes qu’on pourrait le croire, Alain Françon a fait appel à Dominique Valadié et Gilles Privat, deux grands comédiens. Entre eux, c’est une sorte de match que Dubois finira par remporter : « Qu’il soit son mari tant qu’il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre » déclare Madame Argante à la fin de la pièce à propos du Chevalier. Et Dubois, en aparté, au sujet d’Araminte : « Je mériterais bien d’appeler cette femme-là ma bru ».
Quant à Dorante, il n’est pas dans la même confusion des sentiments que le Chevalier dans La Seconde Surprise de l’amour, qui se croit toujours amoureux de la femme qu’il a perdue et qui considère la Marquise comme une simple amie, une confidente. Décidément, les confidences, chez Marivaux, c’est sans fin. Dorante, lui, aime passionnément Araminte, il la veut, et le répète tout au long de la pièce. C’est d’ailleurs la seule chose vraie, réelle qu’il y a en lui. Seul le Comte (Alexandre Ruby) reste, d’une pièce à l’autre, dans son rôle d’amoureux éconduit. Et sincère.
© Jean-Louis Fernandez : Les Fausses Confidences de Marivaux, mise en scène d’Alain Françon.
Les rapports entre maîtres et serviteurs sont au cœur de l’œuvre de Marivaux. Dans La Seconde surprise de l’amour, c’est Lisette (Suzanne de Baecque), la suivante de la Marquise qui mène le jeu. Tout comme Dubois, elle sert d’entremetteuse entre le Chevalier et sa maîtresse, qu’elle veut absolument sortir de la tristesse où elle s’enferme. Bien entendu, elle n’en perd pas de vue ses propres intérêts. Elle compte bien que la Marquise la mariera à Lubin, le valet du Chevalier. Marivaux est un écrivain des Lumières, un philosophe. Et, il faut reconnaître que c’est aux valets, aux serviteurs qu’il accorde le plus de clairvoyance et de bon sens. Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée nous a appris Descartes. Si l’on prend Les Fausses Confidences, tous les personnages raisonnent ; chacun défend haut et fort son point de vue et argumente pied à pied, à sa manière, selon sa situation sociale et ses propres intérêts. Le raisonnement de Monsieur Rémy (Guillaume Lévêque) n’est pas celui de Marton (Yasmina Remil). Mais le plus raisonneur de cette bande de raisonneurs, c’est peut-être Arlequin (Séraphin Rousseau) qui fait preuve d’une logique déconcertante et comique. Cela en fait un personnage de Commedia dell Arte.
© Jean-Louis Fernandez : La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux, mise en scène d’Alain Françon
Jacques Gabel signe la scénographie des deux spectacles. Chaque fois, on a un décor minimaliste, presque abstrait, très légèrement stylisé. Ce qui importe, c’est le jeu des comédiens. Et la soudaineté, la violence de l’amour qui bouleverse les personnages. Dans Les Fausses Confidences, les colonnes révèlent une élégante et riche demeure, probablement un bel hôtel parisien. Les portes grandes ouvertes, une fenêtre d’où l’on peut observer sans être vus, favorisent un voyeurisme discret. Au-dessus, le feuillage des arbres se mêle aux nuages dans un camaïeu de gris. Pas de meuble. Le décor va se remplir peu à peu : un banc, une chaise, puis un bureau feront leur apparition. Après la crise du troisième acte, qui a lieu dans le jardin alors que l’orage gronde, qu’on devine des éclairs dans le ciel assombri, les meubles disparaissent. La maison se vide. Dorante, Marton parlent de s’en aller. Ils ont leur sac, leur valise à la main. Mais, l’homme de l’ombre, Dubois veille à ce que tout se passe comme il l’avait prévu.
Dans La Seconde Surprise de l’amour, on serait plutôt à la campagne. La demeure de la Marquise et celle du Chevalier se jouxtent dans un parc boisé que suggère une toile de fond peinte. Rien de très réaliste là non plus. Les couleurs automnales correspondent à la mélancolie, au sentiment de perte et de deuil qui habitent nos deux protagonistes, avec juste une petite touche de bleu qui capte notre regard. Cela pourrait être l’espoir, la promesse de ce nouvel amour qu’ils ignorent encore…
Seul Alain Françon sait nous montrer chez les personnages de Marivaux, avec tant de justesse, la violence d’un amour qu’ils n’attendaient pas, qu’ils n’attendaient plus, et qui les foudroie.
Les Fausses Confidences de Marivaux, mise en scène d’Alain Françon au Théâtre Amandiers-Nanterre, 7 avenue Pablo Picasso 92000 Nanterre Réservations : 01 46 14 70 00 (jusqu’au 21 décembre 2024) – Puis au Théâtre de la Porte Saint-Martin (du 16 avril au 25 mai 2025)
La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux, mise en scène d’Alain Françon, au Théâtre de la Porte Saint-Martin (du 4 juin au 13 juillet 2025)
Pour son interprétation de Lisette dans La Seconde Surprise de l’amour, Suzanne de Baecque a obtenu le Prix Jean-Jacques Lerrant de la Révélation théâtrale (Syndicat de la Critique), le Prix Plaisir du Théâtre (Révélation) et le Molière 2022 de la révélation féminine.