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Giacometti, Beckett : Une compagnie silencieuse

DR © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti, ADAGP), 2020 Photo Georges Pierre : Beckett et Giacometti dans l’Atelier dit du « téléphone », 1961

Giacometti, Beckett :

Une compagnie silencieuse 

 

Par Chantal Boiron

 

« Rater encore. Rater mieux.

Fail Again. Fail Better. » 

 

L’Institut Giacometti rouvre ses portes, le 19 mai 2021, avec une exposition passionnante et très documentée, sur la relation forte et énigmatique qu’il y eut, durant des années, entre Beckett et Giacometti. Elle s’inscrit dans la série « Giacometti et les intellectuels », inaugurée avec l’exposition «Jean Genet et Giacometti ». Nous l’avions découverte l’hiver dernier, en plein confinement, lors d’une visite professionnelle, et notre grande crainte était que cette exposition, qui est le fruit de longues recherches menées par Hugo Daniel dans les archives de la Fondation Giacometti, ne puisse jamais rencontrer son public.

Entre Beckett et Giacometti, ce fut une profonde histoire d’amitié et de complicité intellectuelle qui commença à la fin des années 1930 et ne prit fin qu’avec le décès de Giacometti, en 1966. Tous deux étaient proches des Surréalistes. Ils aimaient à se retrouver dans les cafés de Montparnasse, la Closerie des Lilas, le Dôme, le Select, et à marcher ensemble, la nuit, dans les rues de Paris. Une « compagnie » en discontinu. Et, des rencontres, jamais programmées : « Lui et moi, toujours par hasard » remarquera Giacometti. Or, étrangement, il n’y a presque pas de traces de cette relation qui reste unique dans l’histoire des arts et de la littérature. Leur seule collaboration artistique, c’est l’arbre d’En attendant Godot que Giacometti réalisa à la demande de Beckett, pour la reprise à l’Odéon en 1961, dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau. Et, dont on voit à l’Institut une reconstruction par l’artiste irlandais, Gerard Byrne. Certes, il y a cette sculpture assyrienne de Giacometti que Beckett a reproduite dans Film. Certes, il y avait des œuvres de Beckett dans la bibliothèque de Giacometti. Sinon, rien. Contrairement à Genet, Beckett n’a jamais écrit sur Giacometti. Giacometti n’a jamais fait le portrait de Beckett. Un silence qui interroge.

 

DR © Photo Fondation Giacometti : Vue de la salle Giacometti/Beckett

 

Pour Hugo Daniel, c’est dans le processus de création que Beckett et Giacometti dialoguaient ensemble, qu’ils étaient en connexion. En effet, le parcours qu’il a imaginé à travers leurs œuvres, et dont «l’amitié tire le fil», nous révèle, de salle en salle, les correspondances, les affinités, nombreuses et tacites, qu’il y avait entre l’écrivain et le sculpteur : des affinités si profondes que, pour eux, c’était une évidence et qu’ils n’avaient donc pas besoin de preuves plus manifestes, plus visibles. Alors, l’exposition devient à la fois une réflexion et une enquête où chaque document présenté est comme un indice. On découvre dans le rapprochement, dans le parallèle qui est fait entre leurs œuvres, les signes infimes, subtils et indicibles d’une relation de l’intime entre deux très grands artistes et deux hommes d’une extrême pudeur : « On associe leurs deux œuvres dans une même idée de la création » fait remarquer Hugo Daniel. Marin Karmitz, avec lequel il s’est entretenu pour le livret (remarquable) de l’exposition, lui dit : « Quand j’ai découvert L’Homme qui marche, pour moi, il était évident que c’était Beckett ».

 

DR © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti, ADAGP) 2020 :

Trois hommes qui marchent (petit plateau), 1948

 

Déjà, le dépouillement progressif, toujours plus grand, « cet étiolement du réel » qu’on observe dans les sculptures de Giacometti aussi bien que dans l’écriture de Beckett : la matière qui disparaît inéluctablement comme pour aller vers le rien. Ce que nous fait encore saisir Hugo Daniel, c’est que le processus de création, chez l’un comme chez l’autre, éternels insatisfaits, semble condamné au ratage, et donc à la reprise, au recommencement inéluctables, jusqu’au ressassement chez Beckett. D’où cette citation de Beckett dans Cap au pire, « Rater encore. Rater mieux », pour sous-titre de l’exposition. Le ratage non pas comme un échec, non pas comme un point de blocage mais, au contraire, comme le moteur de leur création, le point de départ d’un nouvel essai, de l’œuvre qui pourrait « advenir ». Nous voilà confrontés à la question de l’Empêchement qui les traversa tous deux. Les contraintes du corps, le corps des personnages « encagés » de Giacometti, celui de Hamm dans Fin de Partie, cloué dans son fauteuil, celui de Winnie, dans Oh ! Les Beaux jours, qui s’enfonce inéluctablement dans le sol et auquel nous fait penser le Buste d’homme (1956) de Giacometti. Et, vice versa. Le mouvement immobile des Trois hommes qui marchent de Giacometti, attachés à leur socle, que l’on pourrait rapprocher des quatre personnages encapuchonnés de Quad (une pièce que Beckett filma pour la télévision allemande), et qui arpentent un minuscule espace en forme de carré, d’un pas d’abord nerveux, puis de plus en plus traînant, sans jamais dire un mot ni se croiser. Mouvement incessant, combinaisons à l’infini d’un quatuor dans un carré, dans un espace déterminé, cartographié : « Il s’agit d’épuiser l’espace » a écrit Gilles Deleuze.

 

DR ©  Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Evergreen Review Inc. : 

Quad, pièce pour la télévision de Samuel Beckett, 1981

 

Le rapport au corps contraint et limité, ou même disloqué se manifeste dans une dimension théâtrale. La scénographie étant chez eux une manière de dire encore quelque chose sur la condition humaine, dans leur manière justement d’appréhender les corps. Ou encore, en se concentrant sur un organe en particulier, et que l’on isole : la bouche, l’œil… La bouche de Pas moi et les Compositions surréalistes de Giacometti. Les Yeux, dessinés par Giacometti. Film de Beckett, qui s’ouvre sur un œil en gros plan, devait s’intituler Eye (Œil). Beckett souffrait alors d’une cataracte et craignait de ne plus voir. Dans le scénario de Beckett, il est impossible pour O (Buster Keaton) d’échapper à l’œil de E, c’est à dire l’œil de la caméra.

De salle en salle, d’œuvre en œuvre, c’est leur solitude qui nous submerge. Une solitude qu’ils avaient choisie, qui était en eux. Une solitude existentielle qui ouvre sur le vide mais, paradoxalement, une solitude partagée, qu’ils ont vécue, à leur manière à eux, « en compagnie »  intermittente, l’un de l’autre.

On pourra prolonger ces réflexions grâce au livret de l’exposition où l’on retrouvera les œuvres, les dessins, les carnets, et autres documents présentés à l’Institut Giacometti, mais aussi des entretiens, poèmes, des extraits de Beckett, des extraits de lettres… Il faut lire le bel entretien de Hugo Daniel et de Christian Alandète avec Maguy Marin qui évoque sa rencontre avec l’écriture de Beckett et le chemin qui l’a menée jusqu’à la création de May B.

 

DR © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti, ADAGP) 2020 :  

Alberto Giacometti, Homme et arbre, c. 1952

 

Pour finir, revenons à l’arbre de Godot imaginé par Giacometti, puisque c’est l’unique œuvre sur laquelle ils ont réfléchi, travaillé ensemble. Il avait suffi à Beckett d’un mot de trois ou quatre lignes pour demander à Giacometti s’il « accepterait de faire l’arbre » en lui disant bien « qu’il ne devait avoir « aucun scrupule à refuser ». Voilà : un décor de théâtre voué à l’éphémère et qui, d’ailleurs, n’a pas résisté au temps. Faut-il y voir le symbole de leur étrange relation ? C’était un arbre si frêle, si fragile avec, juste, cinq ou six feuilles dont une, mobile, qu’on enlevait entre les deux actes. Giacometti a dû le restaurer pendant les représentations. Depuis, il a été détruit.

 

 

Giacometti Beckett Rater encore. Rater mieux. Exposition à lInstitut Giacometti, 5, rue Victor Schoelcher, 75014 Paris – Commissariat : Hugo Daniel https://www.fondation-giacometti.fr/  (Jusqu’au 8 juin 2021)

Livret (français-anglais), Fage Éditions – Fondation Giacometti-Institut, 28€

 

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