© Christophe Raynaud de Lage : Gilles David, Michel Vuillermoz et Didier Sandre dans On ne sera jamais Alceste, mise en scène de Lisa Guez (Studio-Théâtre de la Comédie-Française)
Gilles David, Didier Sandre, Michel Vuillermoz : Alceste, Jouvet
Par Chantal Boiron
Les cours de Louis Jouvet au Conservatoire d’Art Dramatique de novembre 1939 à décembre 1940 ont été sténographiés et plus tard, publiés tels quels dans « Molière et la comédie classique » : ils constituent une mine d’or pour des générations d’acteurs.
Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Lisa Guez met en scène dans On ne sera jamais Alceste, un des cours où Louis Jouvet fait travailler ses élèves sur la première scène de l’Acte 1 du Misanthrope. Elle en a fait l’adaptation avec Alexandre Tran. Et fait appel, pour l’interprétation, à Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz. Un très beau moment de transmission que l’on doit à une jeune metteuse en scène remarquée dès ses tout premiers spectacles, notamment avec Les Femmes de Barbe-Bleue, Prix du Jury du Festival Impatience en 2019. Et quelle belle leçon d’humilité que nous donnent ces trois grands comédiens qu’on aime tant, ces acteurs ‘chevronnés’ qui jouent à être des élèves débutants.
Sur le petit plateau du Studio-Théâtre, une servante allumée veille sur le théâtre. À jardin, un panneau pour les entrées et les sorties : une toile peinte avec des oiseaux dans un ciel nuageux. À cour, un porte manteau chargé de costumes. Dès qu’ils entrent en scène, Gilles David et Didier Sandre entreprennent « d’installer leur décor ». Après avoir enlevé la servante, ils apportent une table et une chaise. Didier Sandre se montre pointilleux pour leur emplacement, au centimètre près. Il s’ensuit une petite scène comique, renforcée par une légère inquiétude chez nos deux lascars au sujet de la clé du théâtre qui aurait disparu. C’est Didier qui l’a gardée par inadvertance ! Puis, les voilà qui se lancent dans la première scène du Misanthrope, entre Alceste et Philinte. Gilles joue Alceste. Didier, Philinte. Michel Vuillermoz arrive par la salle, dans le rôle du Patron. Il s’adresse à la fois à ses deux camarades sur scène et aux spectateurs, parmi lesquels il s’assied comme s’ils étaient, eux aussi, des élèves du Conservatoire. Sa première remarque sera au sujet du décor, installé avec tant de soin qu’il juge… inutile : « Ici, il n’y a pas besoin de mise en scène ». Chacun de nos trois comédiens jouera, à tour de rôle, Alceste, Philinte et Louis Jouvet. Ils garderont leur prénom quand ils interpréteront les élèves. Pour ces rôles, ils devront imaginer en partant de ce que leur dit Jouvet, et essayer de restituer dans leur jeu le comportement des élèves de Jouvet avec leurs erreurs puisque ce n’est pas décrit dans les textes sténographiés. Et pour cela, faire appel aussi à leur propre expérience, à leur instinct. C’est passionnant. Et, c’est drôle.
Il y a, d’une part, le côté très concret du travail d’un pédagogue charismatique et exigeant avec de jeunes acteurs, qui les reprend et les corrige sans cesse. Par exemple, Michel (Jouvet) disant à Didier : « Didier, tu recommences à raisonner… Cherche la mécanique de la diction » Et Gilles, trop heureux de renchérir: « Oui, Didier, tu raisonnes ». Quand Michel lui dira : « C’est mieux », Didier se montrera tout content. Ensuite, c’est Gilles qui devient Jouvet et Michel, Alceste : « Très bien » lui dit Gilles « mais tu n’as pas la respiration… Le texte n’est qu’une respiration écrite. » Et puis, on a Didier en Jouvet et Gilles, en Alceste. Alors que Gilles semble très satisfait de ce qu’il vient de faire, Didier lui parle de « superficialité » : « Tu ne t’adresses pas à Philinte. » Ainsi de suite.
Et, par-delà le cours d’un professeur à ses élèves, il y a la réflexion qu’ils mènent ensemble sur « l’énigmatique » et inaccessible Alceste (à la fois « bouffon et sincère »), de sa relation avec Philinte (« c’est un couple »), pour conclure : « On ne sera jamais Alceste ». Et il y a, en filigrane, la pensée de Jouvet sur l’art du comédien: « L’important, c’est la nécessité de dire », « on ne fait pas un comédien avant vingt ans de travail » ou encore « La répétition est l’art le plus difficile du comédien ». Et cette phrase magnifique que dit Jouvet au sujet de « la grâce » au théâtre : « Il y a dans un texte dramatique, quand ce sont des héros, des grands personnages, quand ce ne sont pas des personnages de tous les jours, il y a une prière au personnage ».
À la fin, nos trois grands comédiens « fileront » la première scène de l’Acte 1, interprétant, l’un après l’autre, Alceste et Philinte, dans un magnifique hommage à Molière et à Louis Jouvet.
Citons la dernière phrase du Professeur Lambertin (alias Louis Jouvet) à ses élèves du Conservatoire dans Entrée des artistes : « C’est quand le rideau se lève que votre vie commence ».
Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Galerie du Carrousel du Louvre: Réservations : www.comedie-francaise.fr (jusqu’au 8 mai 2022, à 18h30)