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Handke/Kheroufi : d’un village autrichien à la banlieue parisienne                

©  Christophe Raynaud de Lage : Par les villages de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Kheroufi

Handke/Kheroufi : d’un village autrichien à la banlieue parisienne                

Par Chantal Boiron

Au cours de l’année 2024, Sébastien Kheroufi a poursuivi, approfondi son travail sur la pièce de Peter Handke, Par les villages, qu’il avait commencé en début d’année, avec la volonté a-t-il expliqué « d’aller jusqu’au bout du geste artistique ». Il parle de re-création.

Effectivement entre la représentation que nous avions vue en février 2024 au Centre Georges Pompidou et celle à laquelle nous avons assisté quelques mois plus tard, dans le même lieu, il y a eu des changements notables.  D’abord dans la distribution avec l’arrivée de Reda Kateb et de Marie-Sohna Condé (en alternance, avec Gwenaëlle Martin) qui ont rejoint la rappeuse Casey, Anne Alvaro, Amine Adjina et le reste de la troupe. Ensuite, dans la scénographie plus épurée, plus efficiente. On a une meilleure écoute du poème dramatique de Handke qui est loin d’être facile. Cela dans une tension soutenue jusqu’au rap final de Casey.

Sébastien Kheroufi fait une lecture très personnelle de Par les villages. Alors que la pièce de Handke est censée se passer dans un village des montagnes de Carinthie au début des années 1970, dans des paysages de campagne menacés par une urbanisation dévastatrice, Sébastien Kheroufi la transpose dans un autre territoire tout aussi précaire et marginal : une cité de banlieue des années 1990, avec ses habitants pour la plupart issus de l’immigration. C’est là qu’il a vécu son enfance. Sans doute, cela donne-t-il une dimension plus politique au texte de Handke. En revanche, on retrouve dans son spectacle les questions de ses origines, de la famille, du territoire « d’où l’on vient », qui sont au cœur de la pièce. On y assiste au retour d’un écrivain dans le pays de son enfance, de ses retrouvailles compliquées, conflictuelles avec son frère et sa sœur, qu’il a autrefois abandonnés pour vivre sa vie. Lui est parti. D’évidence, Handke parle beaucoup de lui-même.  Kheroufi aussi. Il replace ce drame intimiste dans une tragédie sociétale moderne où il donne la parole aux laissés pour compte. À ceux qui sont « nés du mauvais côté du périph », et qu’on n’entend pas.

Au Centre Pompidou, le prologue de la pièce se jouait dans le hall du musée, au milieu du public. Revêtu d’un long manteau noir, l’écrivain (Gregor chez Handke, Brahim dans le spectacle) raconte à Nova (Casey) qu’il a reçu une lettre de son frère lui demandant de revenir dans leur village. Après la mort de leurs parents, c’’est lui, l’aîné, qui a hérité de la maison familiale. Son frère voudrait qu’il la laisse à leur sœur. Après une aussi longue séparation, Brahim redoute ces retrouvailles. Il est devenu écrivain, et vit à l’étranger. Avec ses lunettes, Reda Kateb ressemble étrangement à Peter Handke. À la fin de leur échange, Nova, prophétesse d’aujourd’hui, lui donne ce conseil : « Passe par les villages. Je te suis. »

Tandis que Brahim et Nova s’éloignent, chacun de son côté, les spectateurs descendent dans la grande salle du musée. Et, pendant qu’ils prennent place, on entend un rap qui parle de la rue, des banlieues, de colère et d’amertume. Au milieu du plateau, une baraque de chantier. À l’intérieur, l’Intendante (Marie-Sohna Condé) s’affaire. Elle regarde la télé. Au JT, il est question des élections législatives de 1991 en Algérie : le second tour n’aura pas lieu. Et, on le sait, cette annulation marquera le début de dix années de guerre civile en Algérie. Il est aussi question du périphérique, de la banlieue, de l’immigration… Des sujets sensibles qui, pour Sébastien Kheroufi, sont forcément liés à son enfance. Là encore, l’intime croise le fil de l’Histoire.

© Christophe Raynaud de Lage : Par les villages de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Kheroufi

Quand Brahim arrive sur scène, l’Intendante éteint la TV, le rejoint : « Nature sauvage, où es-tu ? » s’interroge-t-elle. Et, comme pour un rituel ancestral, elle asperge d’un peu d’eau les spectateurs des premiers rangs. Amar/Hanz (Amine Adjina), le frère de Brahim, regagne le baraquement, suivi des autres ouvriers. Sa tenue de travail contraste avec l’élégance de son aîné. Dès les premiers mots qu’il lui adresse, on sent chez lui une forme d’agressivité. De la colère. On est entre l’amour et la haine. Malgré l’attachement fraternel, il y a chez Amar le sentiment que ce frère qui a réussi et qui vit ailleurs, est un Autre. Lui, il fait partie des « exploités », des « offensés », des « humiliés ». Pourtant, s’il explique à ses camarades que Brahim est un peu « différent », il leur dit aussi : « Tout de même, il est des nôtres ». Et alors qu’il s’adresse à ses camarades en français, il parle à Brahim en arabe, la langue de leur enfance. Et, c’est en arabe qu’il l’invective avant de l’étreindre. La langue maternelle reste un lien indéfectible au-delà de la séparation.

La musicalité du spectacle est très prégnante. Les voix des interprètes, notamment celles de Casey et d’Anne Alvaro, font pleinement entendre la force poétique de l’écriture de Handke. Les chansons qu’on y entend (Tandem, Bernard Lavilliers, Cheb Hasni) font écho à ce que la pièce raconte, vont même plus loin dans leur engagement, dans la colère, l’amertume ou la mélancolie que l’on y perçoit.  Artiste associé au TQI, Sébastien Kheroufi a fait venir sur le plateau un chœur d’amateurs, constitué d’habitants d’Ivry. C’est un ensemble disparate, où l’on voit aussi bien des femmes avec un foulard sur la tête que des jeunes filles en jean, leurs cheveux longs dénoués, une foule hétéroclite à l’image de celle qu’on croise dans les rues de nos villes, de nos cités… De. ces gens qu’on croise mais auxquels on ne prête pas attention.

Quand Amar lui présente ses compagnons de travail, Brahim l’écoute appuyé au mur du théâtre, fumant une cigarette, à la fois attentif et autre part. Pourtant, c’est comme un appel au secours que lui lance son frère quand il lui décrit ses conditions de travail, qu’il lui explique que ce que ce qu’il construit aujourd’hui « ce n’est plus un art », que ses camarades et lui ne sont plus des « ouvriers » comme avant mais des « esclaves ». Et, surtout, quand il lui parle de sa solitude. « Je ne peux m’adresser à personne ». À la fin, il lui dit : « Ne me laisse pas seul ». Avant de le quitter, il lui lance des petites castagnettes karkabou comme s’il voulait recréer un lien ludique entre eux. On entend une chanson mélancolique de Cheb Hasni, assassiné à Oran en 1994 : « Tu es parti depuis si longtemps. Reviens vers ceux que tu aimes. »

Le troisième chapitre, c’est celui de Sofia/Sophie (Hayet Darwich), la sœur. Le sol est blanc, comme de la neige. Et, la lumière fait penser à une brume d’hiver. Le rideau métallique de la baraque a été baissé. On est peut-être devant la boutique que rêve d’acheter Sofia. Elle aussi a besoin de Brahim. Elle aussi de la colère en elle. Elle lui dit en arabe : « Tu seras une aide ou tu ne seras rien. » Elle  laisse entendre que son travail d’écrivain ne serait qu’une « imposture » . Et, elle lui reprendra les petits instruments de musique que lui avait donnés Amar. Quand elle s’en va, le monologue de Brahim résonne comme un cri de désespoir…

© Christophe Raynaud de Lage : Par les villages de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Kheroufi

Des techniciens ont jeté de la terre noire, symbolisant un cimetière, le territoire de la mort. Sur le rideau métallique, Reda Kateb dessine une maison, un soleil, un enfant. Un dessin naïf, un rêve de « paysage sauvé », d’un bonheur perdu à jamais. Ou alors, l’avenir que pourrait incarner l’enfant d’Amar. Les cloches de l’église sonnent le glas. Une Vieille Femme, une Cassandre trop clairvoyante que joue Anne Alvaro, (magnifique) l’avertit : « Tu veux ta réconciliation mais tu n’échapperas pas au conflit ». Plus tard, elle lui donnera ce conseil : « Retourne chez toi à l’étranger. Il n’y a que là-bas que tu es ici ».

En effet, Brahim n’échappera pas aux injures de sa sœur qui, elle aussi, a des comptes à régler avec lui. «Tu as eu honte des membres de ta famille et tu nous as reniés. Qu’avais-tu de si particulier ? Supérieur à nous, uniquement parce que tu étais le seul qui savais parler. »  La séparation est actée. Définitive : «Délivre-nous de ta présence et laisse-nous en paix » seront les tout derniers mots de Sofia.

Brahim garde la tête baissée. Il y a chez Reda Kateb son étrange ressemblance avec Peter Handke. Il y a  aussi chez  lui un charisme ‘silencieux’. Dans le village de son enfance, Brahim/Gregor est d’abord celui qui écoute.  Il est celui qui observe, qui regarde, qui « perce à jour » les autres comme le lui a dit sa sœur. Radeb Kateb est tout cela, en effet. Dans son attitude, il y a même ce côté « figé » dont parlait Sofia mais qui, pourtant, laisse percevoir une douleur profonde.

 

© Christophe Raynaud de Lage : Par les villages de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Kheroufi

Casey a mis en rap le long monologue final de Nova. La lumière s’est allumée dans la salle, éclairant le public. Sur le banc, la Vieille Femme, l’enfant et Sofia, l’écoutent. Tous l’écoutent. Y compris nous, les spectateurs, car c’est à nous aussi qu’elle s’adresse, nous tous, « les gens de maintenant ». Après le drame familial, elle agit comme les Euménides d’Eschyle. Son chant, ou plutôt son cri, nous parle d’espoir. C’est une réflexion lucide sur ce que nous sommes : « Ne vous plaignez pas d’être seuls, soyez plus seuls encore ». … Il y a de l’exaltation, voire de la violence chez Casey. Pourtant, elle nous parle d’amour, de soleil, de beauté, avant de nous dire, à notre tour : « Suivez ce poème dramatique. Allez éternellement à la rencontre. Passez par les villages ».

Du 13 au 22 décembre 2024 au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne (Édition 2024)

Du 22 au 26 janvier 2025 au Théâtre Quartier d’Ivry, (La Fabrique – Salle Adel Hakim) en partenariat avec le Centre Pompidou. Dans le cadre du festival d’Automne. Puis, en tournée : les 25 – 26 février 2025 à La Filature, Scène nationale de Mulhouse ; le 5 avril  au Théâtre de Corbeil-Essonnes, Grand Paris Sud ; les 11 et 12 avril 2025, à l’Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.

Par les villages de Peter Handke est publié, traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, chez Gallimard – NRF (Le Manteau d’Arlequin – Théâtre français et du monde entier)

 

 

 

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