© Jean-Louis Fernandez : La Beauté du geste, texte: Olivier Saccomano ; mise en scène: Nathalie Garraud au Théâtre des 13 Vents, CDN de Montpellier
La Beauté du geste : peut-on rire de tout ?
Par Chantal Boiron
Jusqu’où peut aller un acteur ? Quelle est sa responsabilité par rapport au rôle qu’il endosse ? Et quelle est la responsabilité des spectateurs qui assistent à une pièce ? En regardant jusqu’au bout un spectacle dit « polémique », sans protester ni sortir de la salle, ne se font-ils pas les complices de l’auteur et du metteur en scène ? Est-on davantage responsable quand on a payé sa place ou quand on a été invité ? Peut-on censurer une œuvre d’art ? Mais peut-on rire de tout ? Quels sont les rapports entre le théâtre et le politique ?
Ce sont quelques unes des très nombreuses questions que soulève La Beauté du geste de Nathalie Garraud et d’Olivier Saccomano. C’est leur première création en tant que Directeurs du Théâtre des 13 Vents, Centre dramatique national de Montpellier, où ils ont succédé à Rodrigo García en janvier 2018. Et, c’est un geste fort.
Au cœur du spectacle, il y a les acteurs. Nathalie Garraud et Olivier Saccomano sont arrivés à Montpellier avec quatre comédiens qui travaillent avec eux depuis longtemps, qui ont fait partie de la Compagnie du Zieu. Cédric Michel, Florian Onnéin, Conchita Paz et Charly Totterwitz constituent désormais la Troupe associée au Théâtre des 13 Vents. Avec Mitsou Doudeau, ils sont les interprètes de La Beauté du geste.Leur complicité explique en partie pourquoi le spectacle fonctionne aussi bien. Jamais durant la représentation, on ne perdra de vue que ce sont des comédiens qui sont devant nous et que nous sommes au théâtre. Nathalie Garraud a imaginé un dispositif bifrontal où les spectateurs font face aux acteurs, et se font face. Entre les deux blocs de rangées, c’est l’aire de jeu sur laquelle les comédiens ont déroulé une sorte de toile blanche, comme la neige. À une extrémité, un mur de spots fortement éclairés. À l’autre extrémité, un petit bosquet d’arbres sans feuilles.
Au cours d’un Prologue, un peu long, les acteurs nous donnent les règles du jeu : ils vont jouer des policiers. En effet, on les voit enfiler des uniformes de CRS avec cagoule, casque et matraque. Pendant près d’une heure et demie, ils nous font vivre avec un réalisme le quotidien professionnel des « compagnies républicaines de sécurité » : manifestations, jets de grenades de gaz lacrymogène, entraînement au tir mais aussi tensions, désaccords avec d’autres policiers, bagarre avec un gardien de la paix, échanges crus sur leur métier etc. La violence est tangible. Lorsqu’ils se tiennent statiques devant nous, pour quiconque a participé un jour ou l’autre à une manif et s’est retrouvé face à un mur de CRS impassibles et déterminés, l’impression est saisissante. Et s’il nous arrive de rire, parce que la situation provoque le rire (et qu’une valse de Chopin rend la chose encore plus comique), on est troublé parce qu’il y a une résonance très forte par rapport à l’actualité et aux évènements récents.
Dans la seconde partie, il y a une totale rupture de ton. Théâtre dans le théâtre, on assiste au procès de la pièce qu’on vient de voir sous forme d’une farce parodique. Les prévenus, ce sont les acteurs qui ont joué les CRS, la productrice du spectacle etc. etc. Les témoins, ce sont les spectateurs qui y ont assisté. Nos cinq comédiens vont incarner tous les rôles : le Président du tribunal, le Procureur, l’Avocate, les différents spectateurs qui témoignent à la barre : entre autres, le spectateur qui bégaye, la grosse Dame, la lycéenne, une femme russe etc. Il leur faut trente secondes pas plus pour changer de costume, prendre une autre voix, camper avec le même brio un autre personnage. Ils sont incroyables. Jamais ils ne caricaturent ni ne ridiculisent leurs personnages. Ils incarnent des gens sincères, « naïfs », à prendre au premier degré, et pour lesquels nous pouvons éprouver une forme d’empathie. Le brave spectateur qui témoigne à la barre, cela pourrait bien être « nous ». Et puis, chez nos acteurs, le plaisir du jeu est évident. Dans la farce, il faut être bon et aller vite. Le dispositif scénique imaginé par Nathalie Garraud s’avère ici encore plus efficace. Le Président s’est installé parmi le public. L’Avocate des spectateurs fait face au Procureur. Entre les deux, la barre où nos témoins viennent déposer, face au Président. On pourrait trouver une dimension brechtienne à ce procès intenté par le ministère public à « une manifestation subventionnée par le ministère de la Culture ». Le rire est « un geste social » nous a appris Bergson. Et, le rire amène très souvent à une prise de conscience.
Le propos d’Olivier Saccomano est osé, brillant. Il vise juste car l’auteur s’est beaucoup renseigné, beaucoup documenté pour imaginer les différents protagonistes. Il le fallait. En effet, c’est de l’Ordre et de la Justice qu’il est question. Une avocate présente le soir où nous avons assisté au spectacle nous disait que le Président pourrait être tout à fait l’un de ceux qui œuvrent au Palais de Justice. Un des moments les plus savoureux, c’est lorsque la Greffière qui n’a pu assister aux auditions des témoins débarque et réclame qu’on reprenne l’audience depuis le début. Puisqu’elle n’était pas là et qu’elle n’a pas pris de notes, rien n’a de valeur : « Si je n’écris pas, je n’existe pas ». Joli plaidoyer pour les Greffiers. Jolie performance d’actrice. Une fois son discours sur la nécessaire présence des greffiers achevé, et que les auditions reprennent, la voilà qui écrit et répète, comme un perroquet, chaque mot prononcé à la barre. Jusqu’au bout, greffière zélée, elle continuera d’écrire.
Des figures réelles du monde de l’Art sont convoquées… comme pour apporter une sorte de « légitimité intellectuelle », ou alors par « auto-ironie » ? On se réfère à Kierkegaard. On cite longuement le philosophe danois qui justement dit dans La Reprise : « Nul effet ironique dans la farce, tout y est naïveté ; aussi le spectateur se retrouve seul à seul et doit payer de sa personne. Au demeurant la naïveté de la farce est si illusoire que le spectateur cultivé ne saurait s’y comporter naïvement. Il puise, dans son propre rapport à la farce, une grande part de son amusement. » On aura même droit, durant le procès, à une intervention de Jean-Luc Godard qui a pris la place de l’Avocate : « N’est pas artiste qui veut ». Voilà une boutade à méditer.
On rit. On rit des performances des acteurs. On rit du burlesque des situations. Mais, à la fin du spectacle, on se retrouve « seul à seul » comme le spectateur de Kierkegaard, face à nos interrogations.
La Beauté du geste au Théâtre des 13 vents à Montpellier (jusqu’au 18 octobre 2019) ; La Maison de Culture d’Amiens (du 25 au 27 novembre 2019) ; Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles (du 5 au 8 décembre 2019) ; Le Bois de l’Aune, Aix-en-Provence les 23 et 24 janvier 2020 ; Les Scènes du Jura, Lons-le-Saunier les 4 et 5 février 2020.
https://www.13vents.fr/