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« La Cerisaie : en finir avec le passé pour vivre le présent »

© DR  Brigitte Enguerrand (Collection de la Comédie-Française) : Florence Viala, Julien Frison, Adeline d’Hermy et Véronique Vella dans La Cerisaie de Tchekhov, mise en scène de Clément Hervieu-Léger 

 

 

La Cerisaie :  en finir avec le passé pour vivre le présent

 

Par Chantal Boiron

À la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger signe une mise en scène de La Cerisaie  toute en finesse, où chaque détail requiert notre attention.

Alors que la lumière s’éteint sur la salle Richelieu, on entend des mots murmurés en russe (des vers d’Anna Akhmatova ?) et, au loin, le train qui ramène Lioubov Andreevna Ranevskaïa chez elle, après cinq années d’absence. Puis, nous voilà à l’intérieur d’une belle datcha en bois, comme on imagine une datcha russe, mais immense, démesurée. C’est bien le destin de cette maison qui est au cœur du spectacle. La hauteur des murs, peints en vert d’eau, impressionne. Les meubles de la chambre d’enfants, l’armoire, les chaises, en paraissent encore plus minuscules. On dirait des objets miniatures ou des jouets. Cela nous renvoie aussi au souvenir que l’on peut garder d’une demeure familiale qu’on a beaucoup aimée et perdue à jamais. Alors, on la recrée en la fantasmant. Dans la chambre des enfants, Douniacha (Anna Cervinka), la domestique, s’agite afin que tout soit prêt pour accueillir Lioubov. Lopakhine (Loïc Corbery) s’interroge sur leurs retrouvailles, conscient qu’il a beaucoup changé depuis qu’elle est partie à Paris. Le « petit moujik » est désormais un riche homme d’affaires. Sur les murs de la datcha sont accrochés des tableaux, des portraits de famille. Bien en évidence, face au public, un tableau immense représente la cerisaie en fleurs. On se trouve dans une maison chargée d’âmes, pleine des bonheurs et des chagrins du passé. L’excitation atteint son comble quand Lioubov (Florence Viala) arrive, entourée de sa famille. C’est l’euphorie, l’insouciance et, disons, l’inconscience. Seul, Lopakhine reste lucide. Tandis que Lioubov et son frère Gaev (Éric Génovèse) s’amusent avec leurs vieux jouets d’enfants, il essaie de leur parler des moyens de sauver leur propriété. En vain. Eux ne l’écoutent pas ou alors, ils rejettent ses propositions qu’ils trouvent stupides.

Au second acte, une toile peinte, tombée des cintres au milieu de la maison, suffit à suggérer un coin de campagne sous le soleil d’août. Là encore, c’est à notre imaginaire que l’on fait appel. On chante des poèmes d’Anna Akhmatova et de Marina Tsvetaïeva, mis en musique par Pascal Sangla. Au troisième acte, le mur du fond s’écarte et s’ouvre sur une autre pièce, en créant une perspective. Tout au fond, on aperçoit le piano, le billard de Gaev et, bien sûr, le samovar familial. C’est la fête. On danse. Charlotta (Véronique Vella ou Julie Sicard, en alternance) fait ses tours de magie. Une fête inopportune alors que Lioubov attend dans l’angoisse le retour de Gaev pour connaître le destin de la cerisaie. Quand Lopakhine arrive et annonce qu’il a racheté la cerisaie, les invités se figent. Varia jette les clés de la maison. Lopakhine les ramasse aussitôt. Sans état d’âme.

 

"La Cerisaie" de Tchekhov, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française- ©-Brigitte-Enguérand-coll.-Comédie-Française

© DR  Brigitte Enguerrand (Collection de la Comédie-Française) : Loïc Corbery, Nicolas Lormeau, Michel Favory, Florence Viala dans La Cerisaie de Tchekhov, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française.

 

Dans sa lecture, très fidèle (peut-être trop sage) de l’ultime pièce de Tchekhov, écrite au début du XXème siècle, Clément Hervieu-Léger ne montre pas seulement l’abîme qu’il y a entre deux générations, l’une engluée dans le passé, encore dans le XIXème siècle, et l’autre, bien ancrée dans le présent ou qui rêve de lendemains qui chantent, il nous fait également observer les figures contrastées, voire antinomiques, d’une jeunesse russe dans un pays en pleine mutation. Tout oppose Lopakhine, le self-made man, fils de serfs, qui gagne de l’argent avec son travail et ses investissements, et Trofimov (Jeremy Lopez), l’étudiant radical, qui n’aspire qu’à la « vérité ». Si l’un et l’autre veulent quelque chose de «neuf»,  s’ils veulent une vie nouvelle, il ne s’agit sûrement pas de la même vie.

Dans la mise en scène de Clément Hervieu-Léger et dans l’interprétation de Loïc Corbery, Lopakhine n’est pas du tout ce rustre borné que l’on a trop tendance à nous montrer. Au contraire, c’est un homme fin, intelligent, élégant. L’idée est juste. Lioubov et Pichtchik (Nicolas Lormeau) le disent, le répètent : Lopakhine est « un homme bien, un homme intelligent, un homme de mérite ».  Même Trofimov lui déclare, à la fin, qu’il « a des doigts d’artiste et une âme délicate ». Ania (Rebecca Marder) la fille de Lioubov et Varia (Adeline d’Hermy), sa fille adoptive sont elles aussi très différentes, malgré l’affection qui les unit… L’une concrète, courageuse, qui aime Lopakhine mais qui a peur de l’amour. L’autre, douée pour le bonheur, qui s’élance sans hésiter, avec joie, vers cette nouvelle vie que lui propose Trofimov. Et, même s’ils espèrent l’un comme l’autre s’affranchir de leur condition, un fossé sépare Douniacha, trop sincère et trop naïve, et Iacha (Julien Frison), le jeune Russe occidentalisé, cynique, qui rejette son pays et ses racines. Ce sont des visions du monde, des conceptions de la société qui se confrontent à travers ces jeunes gens.

Au quatrième acte, on se retrouve dans la chambre d’enfants pour le départ définitif. Mais, c’est une chambre vide, une « maison désertée » pour citer un vers de Akhmatova dans Requiem. Les valises sont prêtes. Chacun ira vers le destin qu’il s’est choisi. Trofimov et Lopakhine débattent une dernière fois : « Je suis un homme libre » déclare l’étudiant à l’homme d’affaires qui, pragmatique et généreux à sa manière, voudrait lui donner de l’argent.

Sur les murs, il ne reste que le portrait de la mère de Lioubov et le tableau de la cerisaie. Lioubov décroche le portrait. Douniacha l’emballe, le pose à côté des autres bagages. Quand tous sont partis pour ne plus revenir, que Lopakhine a refermé la porte à clé, Firs surgit de nulle part. Comme le tableau de la cerisaie, comme la maison, on l’a abandonné. Soudain, le tableau se détache du mur et tombe sur lui. Les coups de hache peuvent commencer à abattre la cerisaie.

 

 La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française, salle Richelieu (jusqu’au 6 février 2022)

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