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La Quadriennale de Prague: Imagination, transformation, mémoire

© PQ19 « Unusual Weather-Phenomena Machine » (Fragmenty) Thom Luz

 

La Quadriennale de Prague 2019

Imagination, transformation, mémoire

Par Chantal Boiron      

Depuis près de 50 ans, la Quadriennale de Prague est le seul événement international de grande ampleur au monde qui soit consacré à la scénographie, à la performance et à l’architecture des espaces scéniques. C’est dire l’importance de cette manifestation qui s’ouvre non seulement aux professionnels mais de plus en plus aux écoles de scénographie et de design, donc à l’émergence.

Un lien fort avec l’Histoire de Prague.

Pour bien comprendre ce que représente la Quadriennale de Prague, faisons un rapide retour en arrière. La première édition eut lieu en septembre 1967 dans le Pavillon de la Tchécoslovaquie à l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958, qu’on avait démonté, transféré et reconstruit dans un des parcs de la ville. Vingt pays environ y participaient dont la France. Souvenons-nous : en 1967, le monde est divisé en deux blocs, c’est encore la guerre froide. Prague est la capitale de la Tchécoslovaquie, un pays sous la botte de l’Union soviétique. Pourtant, on y sent déjà les prémisses de ce que l’on appellera le Printemps de Prague. Un vent de liberté souffle sur la vie politique et, par conséquent, sur la vie artistique : c’est l’effervescence dans le théâtre, le cinéma, les arts plastiques. Et c’est à Prague que vit et travaille Josef Svoboda, un des scénographes les plus novateurs du siècle dernier. Avec le cinéaste Alfred Radok, Svoboda a inventé la Laterna Magica qui a fait le succès de la Tchécoslovaquie à l’Exposition de Bruxelles.

Depuis cette édition de 1967 (où la France avait remporté la Triga d’or), la Quadriennale ne s’est jamais interrompue malgré les aléas de l’Histoire, la répression du Printemps de Prague en 1969 et la censure communiste. Sa renommée ne s’est jamais démentie. La Révolution de Velours en 1989, le retour de la République tchèque au sein de l’Europe et de la communauté internationale grâce à Václav Havel ont accéléré le développement de cette manifestation, organisée et soutenue par le ministère de la Culture et l’Institut des Arts et du Théâtre tchèques. Pour les scénographes, les costumiers, les designers du monde entier, la Quadriennale de Prague est une occasion unique de montrer leurs travaux, de se rencontrer et d’échanger.

Au croisement des arts de la scène, de l’architecture et du design mais pas que…

L’Édition 2019 (6-16 juin2019) avait pour thème : «Imagination, transformation, mémoire ». Près de 80 pays y ont participé. Le Palais de l’Industrie et le Parc des Expositions étaient totalement investis, « occupés » par les pavillons officiels et des installations de toutes sortes. Pas un espace de libre. Sans parler des nombreux événements qui se déroulaient ailleurs, au centre de Prague ou en banlieue. Dans le Lapidarium du Musée national, près du Palais de l’Industrie, le Suisse Thom Luz avait imaginé une installation « Unusual Weather-Phénomena Machine », faisant interférer la lumière et le mouvement, la musique et les arts plastiques, comme cet artiste aime le faire. Il fallait marcher sous un soleil de plomb jusqu’au fond du parc pour découvrir le projet de deux jeunes Françaises qui ont entrepris de travailler sur la mémoire des lieux et de faire des vestiges du pavillon de Bruxelles qui a brûlé en 1991 un site archéologique (à lire : Quadriennale de Prague 2019 – Présences françaises).

Le succès de la Quadriennale s’explique en partie parce que, non seulement la scénographie réunit les arts de la scène et les arts plastiques mais qu’elle se situe au croisement de plusieurs disciplines artistiques, technologiques ou scientifiques. C’est un domaine en constante évolution que les progrès techniques ne cessent de révolutionner. C’est incroyable le nombre d’installations « futuristes » ou visionnaires qu’il pouvait y avoir cette année.

Durant les trois jours passés à la Quadriennale, le plus étonnant, c’est qu’on avait l’impression que cela « changeait » constamment. D’un jour à l’autre, voire au cours d’une même journée, vous pouviez découvrir un pavillon, un projet qui n’était pas encore là, ou pas encore finalisé, lorsque vous étiez passés à ce même endroit, la veille ou quelques heures plus tôt. Sans parler des artistes qui se livraient sur le parvis du Palais de l’Industrie ou ailleurs à des performances éphémères. Par exemple : les jeunes acrobates danseurs hongrois (Vertical Dance/The Flock Project) qui escaladaient, jour et nuit, la façade le l’hôtel Mama Shelter. Ce mouvement ininterrompu, cette créativité incessante donnaient le sentiment d’un immense « work in progress ». C’est comme si la Quadriennale était en soi une énorme installation constituée de dizaines d’installations plus petites. À cela, il faut ajouter les tables rondes, les Master Class, les rencontres informelles…

 

© PQ19-AJ- Vertical Dance – The Flock Project

 

Des tendances esthétiques difficiles à cerner

Il est difficile de dégager des tendances esthétiques tant les propositions différaient d’un pays à l’autre. On a pu voir à Prague des installations élaborées à partir de recherches sophistiquées sur l’intelligence artificielle numérique, par exemple, dans les pavillons de l’Islande ou du Québec. Ou encore dans le projet, interactif et savant, du Pavillon de la Catalogne qui a été récompensé, avec le Pavillon français imaginé par Philippe Quesne (voir : Quadriennale de Prague 19 : Présences françaises ») et celui de la Hongrie. L’expérimentation « Imaginometric Society » des étudiants italiens du Conservatoire de Milan était un véritable laboratoire de recherche sur l’imagination. On aurait pu se croire dans la Silicon Valley. Eux aussi ont été récompensés. Ils le méritaient.

À côté de ces travaux recourant à la science et à la technologie, il y avait des propositions a priori plus traditionalistes : les cloches du Pavillon de Mongolie, les Voiles de la Nouvelle-Zélande ou encore les costumes et les masques extraordinaires de la très belle et poétique « Utopia Fashion » des Arméniens. La question écologique, les menaces sur notre planète étaient également très présentes. Les Belges, qui faisaient référence à Stalker, le film de Tarkovski, avaient imaginé au milieu d’un paysage entièrement brûlé et calciné une « Zone root » minimaliste avec juste une table et, posée dessus, une petite plante : la lueur d’espoir d’un renouveau de la vie. Parfois, il y avait une dimension philosophique comme dans l’installation/performance du Pavillon de la République de la Macédoine du Nord (Triga d’Or 2019) qui, à partir d’archives et de documents du passé, cherchait à démontrer : « If we can do it here we can do it everywhere ! »

Pour expliquer ces contrastes, il faut bien entendu prendre en compte la question très inégalitaire des moyens financiers. Les designers du Pavillon de Hong Kong avaient fait transporter par avion une multitude de maquettes de scénographies de spectacles : chacune était présentée dans une boîte en métal. C’était impressionnant mais cela a dû coûter très cher. Au contraire, les vieux vêtements bleus, verdâtres ou jaunâtres qu’on avait entassés au Pavillon du Costa Rica pour évoquer le drame des frontières et de l’exil, pouvaient facilement être rangés dans trois ou quatre valises. Aucun point commun non plus entre le Pavillon d’Estonie qui proposait une maquette grandeur nature d’une mise en scène sombre et figée de Père de Florian Zeller et Virgin, la « Vierge » danoise : une jeune fille pour ainsi dire nue, très belle, enfermée dans une cage de verre lumineuse. Dans le pavillon allemand, il y avait une ambiance à la Wim Wenders. Dans un espace clos, de forme sphérique, un rideau tournait tout autour des visiteurs, sur lequel était représenté un décor de banlieue, une sorte de zone près d’une autoroute où s’était installé le camion d’un cirque. Les Allemands ont rendu hommage à Bert Neumann. Ce grand scénographe et costumier, qui fut le complice de Frank Castorf ou de René Pollesch à la Volksbühne de Berlin est décédé en 2015. La Quadriennale lui a décerné le Prix du Jury.

 

 

©  PQ19 Adéla Vosičková – Pavillon des étudiants tchèques

 

L’engouement des nouvelles générations

 L’engouement pour la Quadriennale de Prague, c’est d’abord celui des nouvelles générations d’artistes. Il est évident que c’était l’aile réservée aux Écoles de scénographie et de design qui était la plus intéressante, la plus vivante. On y découvrait des projets ludiques comme celui des étudiants néerlandais. Ou Interactifs comme celui des étudiants tchèques (récompensés eux aussi), qui se sont interrogés sur les rapports entre une capitale (en l’occurrence Prague) et les petites villes de province. La proposition des jeunes scénographes allemands paraissait décalée et assez osée. Ils avaient imaginé une petite échoppe où un travelo vendait des cigarettes, des boissons et… du sexe. Succès assuré. Il fallait faire la queue pour y entrer !

D’autres projets avaient une dimension plus politique. Par exemple, les étudiants espagnols avaient construit de hauts murs en grillage que tentaient de franchir des figurines de taille humaine représentant avec réalisme des Africains. Difficile de ne pas penser aux barrières de Meilla et de Ceuta qui séparent le Maroc et l’Espagne. Les étudiants russes avaient choisi d’évoquer la répression du Printemps de Prague avec des photos de Jan Palach, ce jeune étudiant tchèque qui s’est immolé le 19 janvier 1969 place Venceslas pour protester contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars du Pacte de Varsovie. En contrepoint, ils avaient mis des citations de Guy Debord.

Pour ces étudiants, pour ces jeunes artistes et chercheurs, la Quadriennale représentent un enjeu crucial. Ils y viennent avec l’espoir de se faire remarquer au début de leur carrière mais aussi pour rencontrer les autres. Et pour apprendre. La Quadriennale c’est à la fois très vaste et, en même temps, les principaux évènements ont lieu dans un espace relativement défini. Il est facile de s’y croiser. D’échanger. Une étudiante française nous a expliqué combien ça l’avait intéressée de pouvoir découvrir les propositions des étudiants des autres pays, se rendant compte que parfois ils avaient eu des idées à peu près identiques ou, au contraire, très différentes, tout en se posant pourtant les mêmes questions.

Nous avons quitté la Quadriennale comme on quitte une grande fête. Ce que l’on retiendra de l’édition 2019, c’est l’effervescence joyeuse qui y régnait, le sentiment d’une grande liberté et de l’infinité des possibilités de notre imagination, et la découverte d’une incroyable pépinière de jeunes talents.

 

https://www.pq.cz/cs/hp-karusel/

https://www.idu.cz/cs/o-nas

 

 

 

 

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