© DR Carolina E.Santo et Emmanuelle Gangloff: « Archéologie de la scénographie à Prague »
Le retour à Prague:
Présences françaises à la Quadriennale 2019
Par Chantal Boiron
Après seize ans d’absence, la France est revenue en force à la Quadriennale de Prague. On ne peut que s’en réjouir. Outre le Pavillon imaginé par Philippe Quesne, qui a obtenu le Prix de la Meilleure Exposition des Pays et des Régions avec les Pavillons de Catalogne et de Hongrie, il y avait le camion de la Neuvième École des étudiants français. Et il y avait, en « off », dans le cadre des projets intitulés «Site-specific Performance Festival », la proposition « Archéologie de la scénographie » de deux jeunes femmes, Carolina E. Santo et Emmanuelle Gangloff, qui ont entrepris de travailler sur la mémoire française de la Quadriennale de Prague depuis 1967. Il faut le souligner, cette importante participation n’aurait pas été possible sans l’engagement, le soutien des différentes tutelles (ministère de la Culture/DGCA, Institut français, Institut français à Prague….), et de l’Union des Scénographes.
Signalons encore un coup de cœur, en off off ( !), « Niaga Dna » du groupe K&A : la performance qu’une joyeuse bande de jeunes franco/gréco/suisses (Alexandra Bellon, Karla Isodorou etc.) présentait, sur le parvis du Palais des Expositions, au bord du trottoir ou presque. Ils avaient fait le voyage à Prague sans aide «officielle », tout simplement grâce au système D. Comment ne pas être conquis par leur enthousiasme et leur inventivité ?
© PQ19 Eva Kořínková Microcosm de Philippe Quesne à Prague
Le Pavillon de Philippe Quesne : symbole d’un fil renoué.
À travers les fenêtres de la cabane imaginée par Philippe Quesne pour le Pavillon de la France, on pouvait apercevoir, sur fond d’un beau paysage montagneux, un piano mécanique qui jouait dans le vide et quelques taupes géantes, des créatures objets, qu’on pouvait imaginer en train d’écouter la musique. Ce minimalisme, cette économie de moyens, c’était pour nous alerter sur la fragilité de notre planète. À l’extérieur, sur un des murs du cabanon, on lisait en lettres de néon fluorescentes : « NO NATURE NO FUTURE ».
En obtenant le Prix des Pays et des Régions, Philippe Quesne a renoué le fil de l’histoire de la France avec la Quadriennale de Prague et, ce faisant, il s’est dans les pas de ses aînés. Il y eut, bien sûr, la fameuse Triga d’Or obtenue en 1967 par la France. Il y eut André Acquart qui obtint une médaille d’or en 1983. Et encore d’autres artistes français ont été récompensés à la Quadriennale de Prague : les scénographies du Théâtre du Soleil, Yannis Kokkos en 1987 pour sa scénographie d’Electre de Sophocle, mise en scène par Antoine Vitez, Alain Chambon en 1991.
Cette récompense, Philippe Quesne la mérite, sans aucun doute pour son talent de scénographe mais, et il faut le dire, d’abord parce qu’il s’est vraiment investi, avec l’équipe de son théâtre Nanterre-Amandiers et celle d’ARCENA pour que se concrétise au mieux le retour de la France à la Quadriennale. En effet les questions demeurent : comment expliquer une aussi longue absence. Faut-il invoquer des raisons pécuniaires ? C’est difficilement crédible de la part d’une des puissances du G7 quand on voit que des pays comme le Costa Rica, l’Arménie ou la Géorgie font l’effort d’être là. Faut-il invoquer des raisons politiques ? Cela semble encore plus douteux. À la différence, par exemple ; de certains pays d’Europe de « l’Est » (comme on disait), les Tchèques, de par leur histoire et de par leur culture politique, sont un peuple profondément démocratique et ce, depuis Masaryk. Et même avant. S’il avait fallu « boycotter » une édition de la Quadriennale, c’était en 1971 qu’il fallait le faire : nous étions juste deux ans après l’entrée des chars du Pacte de Varsovie dans Prague, en pleine « Normalisation » : une normalisation qui durera jusqu’à la Révolution de Velours en 1989. En 1971, les pièces de Václav Havel étaient interdites en Tchécoslovaquie. Il était la bête noire d’un régime alors sous la botte de l’Union Soviétique. Mais que la France ait pu être absente, notamment en 1995, pour cette édition qui fut justement inaugurée par Václav Havel, cet écrivain nourri de la pensée du philosophe Jan Patočka et devenu Président de la République tchèque, reste incompréhensible. Et, c’est une grande tristesse.
© PQ19 Eva Kořínková La Neuvième école à Prague
La Neuvième école : « on the road » entre Nanterre, Prague et Avignon…
On pouvait voir le projet des étudiants français dans l’aile du Palais de l’industrie réservée aux Écoles de Scénographie. Le principe du projet de la Neuvième Ecole, c’est celui de huit étudiants venant de huit établissements d’enseignement supérieur formant à la scénographie : Ensa (Nantes), EnsAD (Paris), ENSATT (Lyon), Ensa (Paris La Villette), Ensa (Paris-Malaquais), HEAR (Mulhouse/Strasbourg) ; TNS (Strasbourg). Ce sont ces huit étudiants (un par école) qui ont eu l’idée d’aménager un camion. Ce projet est aussi le fruit d’une mutualisation des huit écoles, avec le soutien d’un CDN. Philippe Quesne et l’équipe de Nanterre-Amandiers les ont accompagnés et les ont aidés à le réaliser.
Le camion, ça symbolise le voyage, l’itinérance, la rencontre avec l’autre. À Prague, nos huit jeunes étudiants ont su en faire un espace ludique et convivial, en y organisant des jeux, en donnant des rendez-vous aux visiteurs… L’ordre du jour (ou le menu des activités, si l’on préfère) était inscrit à la craie sur un tableau noir. Il y régnait une ambiance décontractée et sympathique. Après Prague, l’aventure va se prolonger au Festival d’Avignon avec « Les 12 heures de la scénographie », le 10 juillet à la Maison Jean Vilar. Nos jeunes étudiants espèrent bien que leur camion poursuivra encore sa route.
© DKumermann Le chantier de Carolina S. Santo et Emmanuelle Gangloff à Prague
De la scénographie à l’archéologie, et vice-versa.
Il faisait très, très chaud en cette mi-juin à Prague. Bref, c’était la canicule. Dans un espace verdoyant, à l’écart de l’agitation du Palais de l’Industrie, Carolina E. Santo et Emmanuelle Gangloff menaient leurs fouilles archéologiques sur le site même où se situait le Pavillon de Bruxelles qui a accueilli en 1967 la première Quadriennale, et qui a brûlé en 1991. Aujourd’hui, il en reste peu de traces. Depuis, la nature a repris ses droits. L’herbe, les arbres ont poussé. On retrouve des morceaux du sol d’origine, un carrelage bleu pâle, délavé et usé. Et, il y a du sable qui pourrait avoir conservé des traces du passé : « Le sable ne brûle pas » nous dit Carolina.
Procédant comme de vraies pros, elles avaient planté leur tente sur le site. Délimité, quadrillé leur chantier archéologique. Préparé, rangé soigneusement leurs outils. L’équipe de Nanterre-Amandiers avait pris en charge le transport de leur matériel. Chaque jour, un(e) artiste différent(e) scénographe ou autre) (Gilone Brun, Mureille Delamotte…) venait les aider en s’improvisant archéologue, et imaginer une installation. Dans leur projet, il y a quelque chose de l’enquête policière où le moindre objet découvert (un morceau de coton brodé…), le moindre indice est précieusement récupéré et analysé. C’est aussi une démarche d’historiennes puisque, parallèlement, Carolina et Emmanuelle ont mené des recherches dans les archives de l’Institut des Arts et du Théâtre à Prague, dans les archives personnelles d’André Acquart. Elles ont rencontré, interrogé des personnalités, tchèques et françaises, qui ont participé de près ou de loin à la Quadriennale: Claire Acquart, le journaliste Jean Chollet qui a consacré un magnifique livre à André Acquart, et d’autres encore. Elles ont classé, par ordre chronologique et par thème, tous les documents qu’elles ont pu réunir.
C’est un projet ambitieux et rigoureux, au croisement de la scénographie et de l’archéologie, entre création et recherche. Carolina et Emmanuelle ont su partir d’un site quelque peu oublié pour mener leurs investigations sur une mémoire de 50 ans, et créer une « performance conceptuelle »: « On s’assume comme un laboratoire » nous dit encore Carolina. Après la Quadriennale, leur projet continuera de se développer. Les deux jeunes femmes envisagent de faire une publication de leurs travaux. On attend cela avec impatience.
Le prix obtenu par Philippe Quesne doit être vu comme un encouragement pour que d’autres scénographes, d’autres artistes français prennent le relais et participent, à leur tour, à la Quadriennale de Prague dans quatre ans, pour que le lien, cette fois, ne se rompe plus : « France is back in the game » ont joliment écrit Carolina et Emmanuelle sur leur blog. On est bien d’accord !
Le Blog de Carolina E. Santo et Emmanuelle Gangloff:
https://archeologiedelascenographie.home.blog/