© Vincent Pontet – Coll. Comédie-Française : Le Suicidé d’après Nicolaï Erdman, traduction et adaptation de Clément Camar-Mercier, mise en scène de Stéphane Varupenne
Le Suicidé : une farce noire à la Comédie-Française
Par Chantal Boiron
À la Comédie-Française, Salle Richelieu, Stéphane Varupenne met en scène Le Suicidé de Nicolaï Erdman, dans une nouvelle traduction et une adaptation « libre » de Clément Camar-Mercier. De ce vaudeville soviétique, écrit en 1928, et très vite interdit par la censure stalinienne, Stéphane Varupenne tire une comédie satirique très actuelle qui nous concerne toutes et tous aujourd’hui. Et ça, avec une troupe au meilleur de sa forme. Plusieurs acteurs et actrices interprètent différents rôles.
Nicolaï Erdman (1900-1970) n’aura écrit que deux pièces de théâtre dans sa vie : Le Mandatet Le Suicidé. La première, créée par Meyerhold en 1925, obtint un immense succès populaire. La seconde n’a jamais été montée de son vivant en Russie. En 1932, après quelques mois de répétition, le Comité de censure l’interdit définitivement. Une interdiction qui durera jusqu’en 1990, c’est-à-dire jusqu’à la dissolution de l’URSS. Quant à Erdman, il a été condamné à l’exil durant trois ans pour avoir écrit, par plaisanterie, une parodie sans conséquence sur Staline.
En France, Le Suicidé a été joué à plusieurs reprises ces quarante dernières années. Notons que chaque metteur en scène a voulu sa propre traduction : celle de Michel Vinaver pour Jean-Pierre Vincent à l’Odéon (1984), avec déjà la troupe de la Comédie-Française. Celle d’André Markowicz pour Patrick Pineau au Festival d’Avignon (2006) et pour Jean Bellorini au TNP (2022).
Avec Le Suicidé, on est entre la farce et la fable politique, entre un certain réalisme qui nous renvoie à l’époque soviétique et le fantastique. Entre le rire et le tragique. Il y a tout cela chez Erdman, c’est ce qui fait la force de son théâtre. Et, on le retrouve dans la mise en scène de Stéphane Varupenne même si le burlesque et le rire triomphent à chaque instant. On est ici autant chez Labiche que chez Gogol.
Tout commence par une banale histoire de saucisson. En pleine nuit, Sémione (Jérémy Lopez) a une petite faim. Il réveille son épouse Macha (Adeline d’Hermy) parce qu’il ne retrouve pas le saucisson qu’ils ont entamé à midi. Ce banal incident provoque entre eux une énorme dispute d’autant que Sémione est au chômage depuis un an et que Macha se plaint de travailler toute la journée pour faire vivre le couple. Il s’ensuit une succession de malentendus et de quiproquos plus absurdes les uns que les autres jusqu’au moment où Sémione disparaît… Il s’est enfermé dans les toilettes avec le fameux saucisson et ne répond pas aux appels de Macha qui s’imagine qu’il a fait une crise cardiaque ou pire qu’il s’est suicidé. Les protagonistes d’Erdman sont à la fois des petites gens ordinaires et des personnages hauts en couleur qu’on croirait tout droit sortis d’une BD. Les gags s’enchaînent. Le piano bar de Vincent Leterme apporte, tout au long du spectacle, une ambiance de music-hall. Notons que la musique est toujours très présente dans les spectacles de Stéphane Varupenne.
Dans la scénographie d’Éric Ruf, ce petit monde vit dans un immeuble assez vétuste qui surplombe le plateau avec sa façade et ses fenêtres. Cela pourrait être n’importe quel immeuble d’un quartier populaire, en France ou ailleurs. Et, dans cet immeuble, nous pénétrons dans un petit logement qui est celui de Sémione et de de Macha. Erdman situe sa pièce dans les premières années de l’ère soviétique. Les Russes habitent désormais dans des appartements communautaires où il est difficile de préserver son intimité et où règne (souvent) la délation. Macha, hésite en pleine nuit à réveiller son voisin Kalabouchkine (Clément Bresson) qui vient de perdre sa femme mais celui-ci surgit, accompagné sa maîtresse, Margarita (Julie Sicard). L’écrivain soviétique porte un regard railleur et terriblement lucide sur ses congénères et la société qui l‘entoure… S’il ne s’est pas tué, Sémione reste morose et déprimé, avec le sentiment d’être inutile : vivre ou ne pas vivre ? Il échoue même à apprendre à jouer de l’hélicon pour pouvoir gagner quelques sous… C’est traité sur le mode de la farce par Erdman et les malheurs de Sémione alias Jérémy Lopez nous font rire !
© Vincent Pontet – Coll. Comédie-Française : Léa Lopez, Adrien Simion, Clément Bresson, Christian Gonon, Yoann Gasiorowski.
Là où la comédie d’Erdman résonne très fort avec ce que l’on connaît de nos jours, c’est que ce dramaturge de génie imagine que des individus soi-disant bien intentionnés, démarchés sans scrupule par Kalabouchkine qui leur a carrément « vendu » son suicide, vont chercher à profiter du désarroi de Sémione, lui proposer de se suicider pour la cause qu’ils défendent. Le cynisme et la cupidité n’ont pas de limite. Sous le regard d’Igor (Clément Hervieu-Léger), un coursier de la police qui défend un point de vue érotico-marxiste, Sémione voit défiler chez lui Aristarque (Serge Bagdassarian), le porte-parole de la communauté des intellectuels russes, le boucher Pougatchov (Christian Gonon), celui des commerçants, le père Elpidy (Adrien Simion) qui se fait l’apôtre de la religion, Raïssa la prostituée (Léa Lopez), Viktor l’écrivain (Yoann Gasiorowski). Ou encore, Cléopatra (Anna Cervinka) qui lui demande de se suicider simplement par amour pour elle. Leur credo, c’est Aristarque qui l’exprime : « Aujourd’hui, les gens qui veulent mourir, ils n’ont pas d’idée, et ceux qui ont des idées, ils ne veulent pas mourir… Nous avons besoin de suicides idéologiques ». Pour Sémione le chômeur, l’homme de trop, c’est l’opportunité devenir un héros, un martyr, « une idole » : « Je vais me suicider pour tout le monde » leur dit-t-il.
© Vincent Pontet – Coll. Comédie-Française : Serge Bagdassarian et Jérémy Lopez
Crédule et paumé, il devient ainsi l’instrument et la victime de l’égoïsme de gens qui se prétendent altruistes. On n’est pas loin des faux marchands de rêve, des arnaqueurs d’aujourd’hui qui spéculent sur la détresse des gens. Sémione est un révélateur de la société soviétique qu’Erdman observe de son regard caustique. C’est aussi, un révélateur de l’être humain.
© Vincent Pontet – Coll. Comédie-Française : Clément Hervieu-Léger, Anna Cervinka, Adrien Simion, Sylvia Bergé.
Avant son suicide programmé à midi, on organise pour Sémione une grande fête. Le décor se transforme à vue. Nous voilà dans une sorte de gymnase aux vitres brisées, avec un vieux panier de basquet, baptisé « Au beau Monde Rouge ». Tout un programme ! On a suspendu un énorme calicot : « Bon voyage, Sémione ». On s’attable pour le banquet, on joue de la musique, on chante. Les convives sont joyeux… sauf Sémione, seul et triste dans son coin. Le tic-tac de la pendule est rédhibitoire. L’échéance fatale se rapproche à chaque seconde. Quand les cloches de l’église, c’est comme si elles sonnaient les douze coups de midi comme si elles sonnaient le glas… Une fois encore, Erdman nous étonne et multiplie les coups de théâtre. Et nous fait rire … On est en plein délire rocambolesque. Il y aura le suicide raté, puis la saoulerie et la fausse mort de Sémione qui, in fine, choisit de vivre, quel que soit le prix à payer : «Je veux vivre… N’importe comment. Je m’en fous mais je veux vivre… Je suis amoureux de mon ventre, voilà camarades… Laissez-moi vivre ».
La troupe de la Comédie-Française s’en donne à cœur joie et joue brillamment cette tragi-comédie, cette farce noire qui célèbre la vie… en dépit de tout ! On est emporté dans un tourbillon, dans l’enchaînement ininterrompu des situations et des gags toujours plus cocasses. Pour Stéphane Varupenne qui signe ici sa première grande mise en scène salle Richelieu, c’est un succès.
Le Suicidé d’après Nicolaï Erdman, mise en scène de Stéphane Varupenne à la Comédie-Française, Salle Richelieu : du 11 octobre 2024 au 2 février 2025
Le texte français, dans la traduction de Clément Camar-Mercier, est publié par les éditions esse que.