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Les promenades littéraires de Krystian Lupa

                    

© Natalia Kabanów – Balkony – Pieśni Miłosne de Krystian Lupa

Les promenades littéraires de Krystian Lupa

Par Chantal Boiron

Fidèle à Krystian Lupa, Jean Varela a programmé, lors de la 38ème édition du Printemps des Comédiens (30 mai-19 juin)2024, les premières représentations en France de Balkony – Pieśni Miłosne, un spectacle que le metteur en scène polonais a créé au Théâtre Polski Underground de Wroclaw en janvier dernier et que nous avons donc pu voir à Montpellier, au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O. 

Lupa aime profondément la littérature. Et il sait, à travers le théâtre, nous faire partager sa passion. Beaucoup de ses créations sont des invitations à des voyages, à des promenades, des rêveries littéraires où il nous plonge dans une lecture très personnelle, subtile et complexe d’un écrivain, d’une œuvre qu’il aime particulièrement pour, in fine, nous parler de lui-même. Il s’agit d’affinités électives.

Dans Balkony – Pieśni Miłosne, Lupa entremêle L’Été de la vie, l’autobiographie « posthume » et fictive du romancier sud-africain John Maxwell Coetzee et des scènes de La Maison de Bernarda, l’ultime pièce de Federico Garcia Lorca avant que le poète espagnol soit exécuté par les milices franquistes. C’est un va-et-vient continuel entre les deux œuvres, entre deux réalités fictives. À cela s’ajoutent de brèves interventions de l’Autrichienne Elfriede Jelinek, autre Prix Nobel de Littérature. Chez Krystian Lupa, les récits, les pays, les époques s’entrecroisent, s’entremêlent en toute fluidité selon une logique poétique qui n’appartient qu’à lui. Et le talent des comédiens polonais qui jouent plusieurs rôles y contribue pour beaucoup.

Si l’on veut comprendre le propos de Krystian Lupa, il faut prendre en compte en entier le titre de son spectacle :  Balkony – Pieśni Miłosne, en français : Balcons- Chants d’amour. Effectivement, les balcons et l’amour y tiennent, une place prépondérante. Sur une immense façade en briques, quatre balcons (deux à jardin et deux à cour, superposés) constituent des petites scènes de théâtre indépendantes. C’est là, par exemple, que se passe tout ce qui se rapporte à Coetzee ou bien que Jelinek nous apparaît par intermittence, poursuivant une étrange conversation téléphonique. En revanche, c’est en-dessous, sur le plateau que se joue la pièce de Lorca. Cela génère différents niveaux de lecture, différents angles de vue sous lesquels on peut aborder le spectacle de Lupa. Sans oublier la ‘présence off’ mais prégnante du metteur en scène polonais que l’on entend commenter le spectacle comme s’il nous en lisait les didascalies. À Montpellier, il le faisait en français sans doute pour qu’on saisisse bien toute son ironie. On l’entendait dire en même temps qu’on voyait l’action se faire : « Une porte va s’ouvrir côté cour » …  « La porte grince ».

 

© Natalia Kabanów – Balkony – Pieśni Miłosne de Krystian Lupa

 

La pièce de Garcia Llorca s’ouvre sur les obsèques du deuxième époux de Bernarda Alba (Halina Rasiakówna). La voilà de nouveau veuve, avec ses cinq filles à marier. Devant le mur de briques, quelques éléments de décor hétéroclites représentent sa maison : des chaises, des fauteuils, un canapé et, au milieu du plateau, un simple drap noir entre deux candélabres dont l’un a été renversé pour symboliser le cercueil. Les Peintures noires de Goya, projetées en vidéo, contextualisent le drame de Lorca, faisant écho à la répression franquiste. Une jeune domestique nettoie frénétiquement une fenêtre. Elle est seule. Bernarda, ses filles et leurs voisins sont à l’église. On entend sonner le glas. En vidéo, l’image de trois énormes cloches nous fait penser au film de Tarkovski, Andreï Roublev. Car, ce qu’il y a d’extraordinaire chez Krystian Lupa, comme chez tout grand artiste, c’est qu’il sait faire appel à notre propre imaginaire. La messe est finie, le cortège funèbre revient dans la maison avec, à sa tête, Bernarda. En off, Lupa note : « Personne de la famille n’est venu ». Le temps s’étire, s’immobilise… Les silences s’installent entre les gens, lourds de sens. On offre de la limonade. Et Lupa d’observer, toujours aussi ironique: « C’est difficile de boire avec une voilette ». Bernarda décrète huit années de deuil durant lesquelles ses filles vivront cloîtrées, sous le regard implacable et tyrannique de Poncia, la vieille servante. C’est Michał Opaliński qui l’interprète. Il est extraordinaire dans ce rôle. Railleur, Lupa commente : « C’est fini, fini, fini ». Une fois les invités partis, on déplace les chaises et les fauteuils comme pour barricader la maison. Le drap noir, les deux candélabres, le prie Dieu sont enlevés. Du monde extérieur, on n’aura que des bruits, des sons : le hennissement d’un cheval, la cloche de l’église, le chant du coq…. Et quelques images : par exemple, des hommes qui partent travailler dans les champs….

 

© Natalia Kabanów – Balkony – Pieśni Miłosne de Krystian Lupa

 

Et l’on retourne à Coetzee qui, dans son roman autobiographique, se fait mourir. Sur un des balcons à cour, un jeune universitaire (Michał Opaliński) rend visite à Julia (Marta Zięba) qui a vécu au Cap, dans les années 1970, une aventure adultère avec l’écrivain. Au début, la mémoire de Julia flanche, les questions de son interlocuteur l’embarrassent mais, peu à peu, ses souvenirs resurgissent. Elle décrit Coetzee (Andrzej Kłak) comme un homme fruste et solitaire qui vit, comme un vieux garçon, avec son père âgé dans un taudis. Mais aussi comme un piètre amant. À travers ce portrait au vitriol d’un anti-héros énigmatique, à la fois fictif et réel, on devine la fragilité et le désespoir qu’il y a chez l’écrivain.

Sur le plateau, dans une scène magnifique, d’une grande sensualité, les filles de Bernarda, ont enlevé leurs tristes robes noires pour se mettre en combinaison : il fait très chaud. Elles chantent : « Ouvrez les fenêtres, les filles ». elles taillent dans de vieux draps pour constituer leur trousseau. En fait, il n’est question que du mariage de l’aînée avec le beau Pepe El Romano. Angustias est laide, déjà vieille, mais elle est riche. Elle a hérité de son père, le premier mari de Bernarda. Pepe, on ne le verra jamais mais il est l’unique objet de désir des cinq sœurs, symbolisé par l’image d’un étalon blanc. Adela, la cadette, en est follement amoureuse et elle dit qu’il l’aime. Alors, elle se rebelle. Dans un huis-clos étouffant, la tragédie s’annonce inéluctable. Objet de désir ? Julia refuse de l’être pour John, cet amant médiocre qui l’oblige à faire l’amour en écoutant le Quintette à cordes de Schubert sous prétexte de « synchroniser les sentiments et la musique. » Elle refuse, dit-elle d’être sa Molly Bloom. C’est ce que rejette aussi Adela dans un très beau monologue final qu’a écrit la comédienne Anna Ilczuk elle-même : « La bite de Bloom ? C’est quoi cette connerie, hein ? »

 

© Natalia Kabanów – Balkony – Pieśni Miłosne de Krystian Lupa

 

Ce sont des femmes sans homme dont nous parle Lupa, des femmes qui revendiquent le droit d’être elles-mêmes, le droit d’aimer et d’être libres. Il nous parle beaucoup de l’amour, d’un amour fragile, impossible. Et donc des incertitudes et des défaillances de la condition humaine, de la violence et de la mort : « Je porterai haut la couronne d’épines sur ma tête » seront les derniers mots d’Adela.

Et, in fine, on ne pourra pas s’empêcher de penser que, de même que Coetzee a recours à la fiction pour faire sa propre autobiographie, Lupa se sert du théâtre pour nous parler de lui.

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