© C. Raynaud de Lage : Trois fois Ulysse de Claudine Galea, mise en scène de Laëtitia Guédon au Théâtre du Vieux-Colombier (Comédie-Française)
L’Ulysse aux trois visages de Claudine Galea
Par Chantal Boiron
Trois fois Ulysse de Claudine Galea, que Laëtitia Guédon vient de créer au Vieux-Colombier, est une cantate profane, une partition tragique en trois mouvements où il est question de guerre, de désir et d’amour avec, en arrière-fond, d’autres interrogations plus essentielles, plus métaphysiques sur le Temps, la solitude et le désespoir…
Claudine Galea a construit son texte, une commande de la Comédie-Française, comme un rituel autour d’Ulysse, le Héros mythologique qui, lors de la guerre de Troie, donna la victoire aux Grecs grâce à un cheval de bois. Ironiquement, le cheval de Troie trône sur le plateau du Vieux-Colombier sous la forme d’un crâne, démesuré. C’est l’élément principal de la scénographie de Charles Chauvet, avec une toile qui se dresse au fond du plateau et qui donne, au moyen de vidéos, la tonalité de chacun des trois mouvements.
Ulysse aux mille ruses, tel que le nommait Homère, est d’abord un héros aux multiples visages. C’est ce que nous rappelle Claudine Galea. Les trois faces d’Ulysse qu’elle choisit de révéler se dessinent dans une confrontation avec trois femmes : Hécube (Clothilde de Bayser), Calypso (Séphora Pondi) et Pénélope (Marie Oppert). Trois femmes qui pourraient symboliser trois moments, trois étapes de son retour vers Ithaque, trois stations d’un long et périlleux chemin. Laëtitia Guédon a pris un comédien différent pour chacun ces trois Ulysse : Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty et Éric Génovèse. L’étranger débarqué à Ithaque n’est plus, en effet, le guerrier triomphant qui quittait les rivages de Troie dix ans plus tôt. Et l’on remarquera au passage l’exacte parfaite parité de la distribution.
© C. Raynaud de Lage : Clothilde de Bayser et Sefa Yeboah dans Trois fois Ulysse
Le premier des trois visages de femmes qui marquent le périple d’Ulysse et le remettent en question, c’est celui d’Hécube, la reine de Troie, mère d’Hector, de Paris et des autres… Les fils de cette Mater dolorosa ont tous été tués. Sur la toile de fond, un immense soleil rouge contraste avec une mer violette. Des tons chauds et violents. Un homme a surgi de la tête du cheval mort. C’est Ulysse. Il pourrait être son fils, un autre Hector. Mais, dans leur face à face, la vielle reine nous renvoie l’image d’un Ulysse cruel qui ne connaît que la loi impitoyable du vainqueur, dont la brutalité est plus celle d’un barbare que d’un Grec. À la fin de sa pièce, Claudine Galea fait dire à Ulysse : « La civilisation c’était Troie ». Et lui-même le raconte dans le Chant IX de l’Odyssée, il a mis à sac Troie, massacré les hommes, s’est emparé des femmes. Hécube faisait partie de son butin.
Des atrocités, Hécube, elle aussi, en a commis. Dans la tragédie d’Euripide, elle se venge férocement de Polymestor, meurtrier du fils qu’elle lui avait confié. Pour sa punition, la voilà métamorphosée en rocher en forme de chienne, jetée dans l’Hellespont. Chez Hécube, Clothilde de Bayser nous le fait ressentir avec véhémence, douleur et violence sont indissociables. Pareille à sa fille Cassandre, elle lancera à Ulysse des prédictions pleines de sa haine et de sa colère.
La musique est nécessaire à Claudine Galea. Elle lui est vitale. Mais jamais son écriture n’avait été aussi musicale. Rapide, rythmée… On est porté par la puissance des mots et la force poétique des images qu’ils véhiculent. Laëtitia Guédon a fait appel au chœur Unikanti. Les huit chanteurs (quatre filles, quatre garçons ) renouent avec la fonction du chœur tragique et leur mélopée est comme un écho à la musicalité du texte. L’écriture de Claudine Galea réinvente d’une manière très personnelle, très actuelle la poésie d’Homère et des tragiques grecs. On y verra un bel hommage.
© C. Raynaud de Lage : Séphora Pondi et Baptiste Chabauty dans Trois fois Ulysse
Avec Calypso (Séphora Pondi), la nymphe amoureuse qu’il a séduite après Circé et avant Nausicaa, c’est Ulysse, l’homme à femmes. Calypso a réussi à le retenir sept ans près d’elle, dans son antre. Une gageure. Prête à tout pour le garder encore, elle lui offre l’immortalité, « le Temps sans compter ». Mais désormais, Ulysse (Baptiste Chabaudy) veut mettre les voiles. C’est toujours lui qui part, qui abandonne l’autre. La tête du cheval devient la grotte de Calypso, avec ses lumières et ses fastes. Séphora Pondi nous subjugue par sa présence magnétique. Le tête-à-tête des deux amants a le goût mélancolique de l’adieu.
© C. Raynaud de Lage : Marie Oppert, Éric Génovèse et le choeur Unikanti dans Trois fois Ulysse
Le dernier visage sera celui de Pénélope (Marie Oppert), son épouse. Elle l’attend depuis vingt ans, dans leur palais : dix ans pour prendre Troie et dix ans pour rentrer. Ulysse n’arrête pas de donner des chiffres comme s’il voulait quantifier tout ce qu’il a vécu. L’Ulysse qui lui revient après une si longue absence est un héros vieilli, à la fois plus humain et plus tourmenté. De tous les héros grecs, il est le seul survivant. Éric Génovèse arrive du fond de la salle, les mains tendues vers Pénélope (le geste du suppliant), implorant le pardon, peut-être aussi en signe d’offrande. Il y a un soleil noir sur la vidéo. Tout paraît si sombre, si amer malgré le retour du voyageur. La guerre ne fait que des victimes. Pénélope en est une, comme toutes les femmes, filles et mères de soldats au front. Toujours aussi jeune et belle, le temps semble ne pas avoir eu de prise sur elle comme s’il s’était arrêté le jour où Ulysse a quitté son île pour Troie. Assise sans bouger devant la tête de cheval qui d’évidence représente le palais d’Ithaque, longtemps silencieuse, elle l’écoute égrainer, comme une litanie, les tristes chiffres de « sa » guerre. On a une toile blanche presque abstraite. À la fin, elle lui dira juste : « Viens Ulysse marchons ». On n’entend plus que le bruit de la mer…
Trois fois Ulysse de Claudine Galea, création de Laetitia Guédon au Théâtre du Vieux-Colombier (Comédie-Française), Paris VIème (du 3 avril au 8 mai 2024)
Le texte de Claudine Galea est paru aux Éditions Espaces 34 – Théâtre (2024)