© Pascal Gély : Rivage à l’abandon, Médée-Matériau, Paysage avec argonautes de Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff à la Comédie de Caen, avec Frédérique Biolée et Marcial Di Fonzo Bo.
Matthias Langhoff : retour à Heiner Müller
Par Chantal Boiron
Début janvier 2023, Matthias Langhoff créait à la Comédie de Caen le triptyque d’Heiner Müller : Rivage à l’abandon, Médée-Matériau, Paysage avec argonautes.
Müller/Langhoff, l’affiche est un événement en soi. D’abord, parce que Heiner Müller (1929-1995) est l’un des plus grands écrivains du XXème siècle et que Matthias Langhoff est l’une des figures majeures du théâtre européen. D’ailleurs, on se demande pourquoi il n’est plus aussi présent sur nos scènes.
Heiner Müller et Matthias Langhoff, c’est une longue histoire. Tous deux ont vécu en RDA, l’ex-Allemagne de l’Est. Dès 1975, à la Volksbühne de Berlin, Matthias Langhoff mettait en scène avec Manfred Karge deux textes d’Heiner Müller : La Bataille et Traktor. En 1982, il crée pour la première fois, en complicité avec l’auteur, le triptyque de Müller au Schauspielhaus Bochum. C’est lui aussi qui signe le décor. Seul, Langhoff montera Herzstück et La Mission au théâtre de Vidy-Lausanne qu’il dirige, Philoctète au TNB de Rennes, etc.
Voilà que, quarante plus tard, Matthias Langhoff recrée, en français cette fois, le triptyque de Müller avec Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo, les deux acteurs avec qui il avait monté Richard III de Shakespeare en 1995, avant la reprise en 2021. À ses côtés, Véronique Appel pour la mise en scène et Catherine Rankl pour la scénographie, deux autres complices, déjà là, elles aussi pour Richard III.
Verkomenes Ufer (Rivage à l’abandon)
Triptyque n’est sans doute pas le terme le mieux approprié. En effet, ce sont plutôt des notes, des fragments que Heiner Müller a rassemblés durant des années : un matériau textuel. Gardant uniquement les trois initiales des titres, pour faire court, Matthias Langhoff renomme son spectacle RMP. Faisons comme lui, ce sera plus simple. Dans cette nouvelle mise en scène, où l’on retrouve des réminiscences de la création à Bochum, Matthias Langhoff a conçu le premier volet comme une déambulation à l’intérieur d’une installation acoustique où l’on entend en off, diffusé par un vieux magnétophone posé sur une table, l’opus radiophonique qu’Heiner Goebbels avait réalisé en 1984 à partir de Verkomenes Ufer (Rivage à l’abandon). Goebbels s’était servi de ce court texte (juste quelques phrases) où Heiner Müller décrit, évoque une Allemagne en ruines, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, pour imaginer une sorte de polyphonie urbaine en faisant lire ces phrases par une cinquantaine de passants dans des lieux très divers de Berlin (métro, trains de banlieue, salles de flipper etc.), et il les avait associées à des bruits quotidiens. Ce montage, cette « sculpture sociale » sonore ne dure qu’une petite vingtaine de minutes.
L’installation de Langhoff est délimitée par trois grandes toiles, peintes par Catherine Rankl : l’une représente un bateau échoué, c’est l’ARGO, « le navire désormais inutile » dixit Müller. Dans des petites vitrines, on peut regarder des objets qui ont tous un lien avec ce dont parle Heiner Müller. Dans l’une, un paquet de cigarettes Josetti Casino qui connurent un grand succès en RDA après-guerre, des documents sur Julius Fromm, Juif germano-polonais, qui inventa les premiers préservatifs (Fromms Act), et qui fut chassé de son usine par les Nazis. Dans une autre, un bateau qui fait encore allusion aux Argonautes et à Jason. Un peu plus loin, on a suspendu un déshabillé féminin. Le spectateur se promène comme dans une salle de musée s’attardant sur un objet, lisant les légendes. Cela pourrait être le musée d’une ‘vieille’ Europe que l’on croyait définitivement disparue avec la chute du Mur, et la ‘Fin de l’Histoire’.
© Pascal Gély : Médée-Matériau, avec Frédérique Loliée.
Médée-Matériau
Dans la salle du Théâtre des Cordes, où l’on pénètre pour les deux autres fragments, ces deux poèmes que sont Médée-Matériau et Paysage avec argonautes, l’idée du musée reste prégnante. Les comédiens sont vêtus de tailleurs stricts et portent des gants blancs. Cela rappelle les uniformes que portaient les gardiens de musées autrefois. À jardin, un grand portrait de Müller qui s’allume une cigarette. À cour, un arbre sans feuille : Müller parle d’un « arbre mort » dans Paysage avec Argonautes, mais cela peut aussi faire penser à l’arbre de Godot. Un rail traverse le plateau. Il y a encore une cuisinière d’une autre époque. Et une vieille barque… L’image du bateau, de l’ARGO, est omniprésente. Durant le spectacle, on entendra plusieurs fois, La Paloma, une des chansons les plus anciennes et les plus populaires à travers le monde, chantée dans différentes versions, différentes langues. Elle reviendra comme un leitmotive, comme une ritournelle qui nous trotte encore en tête, longtemps après le spectacle. Sur une vidéo, on découvre des rivages marins, un blockhaus de la Seconde guerre mondiale de la côte normande, un blindé : des traces de guerre, celles d’une Europe dévastée. Les chars, les champs de bataille, Müller en parle souvent. On y voit aussi l’atelier du CDN de Caen… Et puis, un joueur d’accordéon, et un couple qui esquisse quelques pas de danse, un peu de légèreté en contraste avec les images de guerre. Et peut-être aussi une allusion aux nouvelles amours de Jason avec la fille de Créon. Médée (Frédérique Loliée) à qui sa nourrice a appris que Jason (Marcial Di Fonzo Bo) avait rendu visité à sa nouvelle fiancée, est déjà en proie à la folie meurtrière qui va tout emporter: « Veux-tu boire mon sang » crie-t-elle à Jason. Frédérique Loliée est une Médée déterminée avec, en elle, une colère froide, une ironie cruelle et désespérée. Sur la vieille cuisinière, une cafetière chauffe. Image d’un calme provisoire et chimérique. Près du rail, Médée poursuit sa diatribe. Entre ses mains, elle tient deux boîtes de conserve en fer, la représentation brute de ses fils qu’elle va tuer. Elle enlèvera sa robe de mariée dont elle s’était revêtue pour la remettre à Jason. Celui-ci caressera son corps nu. Un reste de désir ? Ou l’espoir d’un apaisement ? Mais rien ne pourra plus arrêter Médée. Poursuivant son flot de paroles, elle ouvre les deux boîtes de conserve, les vide, écrase le corned-beef qu’elles contenaient sans état d’âme. On entend des hurlements de loups, des aboiements de chiens. Médée se verse une brique de lait sur elle comme pour achever la cérémonie sacrificielle macabre, comme si elle allait se laver de tout et renaître. Tout est acté. Plus aucun bruit sauf, la vielle ritournelle, La Paloma, qui reprend. Sur la vidéo, on revoit les rivages marins, le blockhaus… Courte transition avant le troisième volet de RMP.
© Pascal Gély : Paysage avec argonautes, avec Marcial Di Fonzo Bo.
Paysage avec argonautes
Allongé dans la barque, Marcial Di Fonzo Bo, méconnaissable, dit Paysage avec argonautes, magnifique poème, tragique et visionnaire, aux tonalités lyriques qui, par de là l’ironie toujours présente, tranche avec la violence et la véhémence qu’il y avait dans le monologue de Médée. On est dans le temps de la méditation, des rêveries amères d’un locuteur qui s’interroge sur son époque et sur le monde à venir. Sans illusion. On est capté par la profondeur et l’humour noir qu’il y a chez Marcial Di Fonzo Bo. Langhoff joue sans cesse avec le texte de Müller : on verra Polyphème « régler la circulation… à l’unique carrefour ». Sur la vidéo, on voit la mer, le sable, des usines au bord de l’eau. À son tour, Marcial Di Fonzo Bo fredonne La Paloma, en espagnol. Et l’on perçoit le ressac des vagues : « Le reste est poésie ».
RMP est une œuvre totale. Il y a l’écriture d’Heiner Müller, la dimension plastique et musicale du spectacle. C’est une partition en trois mouvements qui dure une heure, tout au plus. Un temps très court mais extrêmement dense. Avec Langhoff, c’est comme si le texte et les images dialoguaient. C’est comme si on était dans les pensées de Heiner Müller et, en même temps, en train de regarder avec l’écrivain ce qu’il voit autour de lui. C’est un aller-retour, un mouvement dialectique, entre les acteurs et les images qui nous parlent de ce que nous disent les acteurs, de ce dit Müller mais qui, en même temps, nous racontent une autre histoire : une histoire que Matthias Langhoff laisse chacun d’entre nous imaginer.
Création le 9 janvier 1923 à la Comédie de Caen – CDN de Normandie
Du 26 janvier au 2 février au Théâtre de La Commune CDN, Aubervilliers
Du 22 au 26 février 2023 : Teatro Piemonte Europa – Turin (Italie)