© DR Julian Mommert : Transverse Orientation de Dimitris Papaioannou
Montpellier Danse 2021 : Un autre regard
Par Chantal Boiron
Après l’annulation de la 40ème édition de Montpellier Danse et la programmation, entre deux confinements, de plusieurs pièces au cours de l’automne 2020, la 41ème édition, qui a marqué les véritables retrouvailles des artistes et du public, avait une forte signification symbolique. Une édition « en patchwork », selon les mots de son directeur, Jean-Paul Montanari, et où chacun pouvait se construire son propre parcours en suivant ses intuitions et ses affinités, une sorte de « topologie affective ».
Les quelques pièces que nous avons vues à Montpellier témoignaient d’une envie débordante de créer, d’une irrépressible de s’exprimer, chez des artistes trop longtemps contraints au silence, privés durant de longs mois du contact avec leur public, parfois même privés de toute possibilité de travailler. D’ailleurs, chose plutôt rare dans la danse, certains spectacles étaient relativement longs comme si les artistes, dans leur nécessité de prendre la parole, avaient désappris, durant les confinements successifs, à «se couper», à être concis. L’on retiendra aussi, chez plusieurs artistes, une recherche qui mêle l’imaginaire au réel, le légendaire à la contemporanéité.
Ineffable de Jann Gallois, au Studio Bagouet, Agora
Un de nos coups de cœur a été Ineffable de Jann Gallois (1). Dans cette pièce, la jeune chorégraphe et danseuse de 33 ans s’interroge : « Comment rendre visible l’invisible ? » Elle nous invite, à travers sa propre quête, à « regarder notre nature profonde et immortelle ». C’est à la fois ambitieux et, tout simplement, évident !
Sur le plateau, en pantalon et chemisier, elle est seule, entourée de ses instruments de musique. Parmi ceux-ci, une lampe de bureau articulée est allumée. On pourrait être dans l’intimité d’un studio de musique. Et, puisque Jann Gallois est musicienne de formation, avant d’avoir découvert le hip hop et la danse, cela pourrait être le sien. Véritable femme orchestre, elle joue aussi bien du cor qu’elle frappe sur les lames d’un xylophone, ou qu’elle maîtrise l’art ancestral du Waidako japonais. Jann Gallois crée sa danse en jouant de la musique. Et, elle crée sa musique en dansant.
Ineffable, c’est une suite d’instants qui s’enchaînent les uns aux autres, chacun ayant sa propre structure mais sans rupture entre eux. Même chose pour la bande son : cela va de Beethoven à la musique électro, en passant par des chants religieux. Et, c’est comme si l’on glissait d’un genre musical à l’autre. Sa danse elle aussi exprime des émotions contrastées. Et, Jann Gallois nous surprend toujours par la justesse et la précision de ses gestes, déconstruisant et reconstruisant chacun d’eux avec une grande délicatesse. Elle danse avec ses mains. Elle danse jusqu’au bout de ses doigts. Forcément, puisqu’elle a longtemps joué du piano et du violon, on pense aux doigts d’un pianiste ou d’un violoniste.
Jann Gallois parle d’une spiritualité que l’on peut, que l’on doit retrouver partout autour de nous : « Le sacré s’infiltre partout ». De fait, la spiritualité imprègne ses gestes et ses mouvements. Avec son corps, elle nous révèle la violence tragique, douloureuse et mystique, qu’il peut y avoir dans le troisième mouvement de la Sonate n°14 de Beethoven. Elle a une force étonnante, voire de la violence lorsqu’elle tape sur son tambour. Mais une violence intérieure, qui va bien au-delà de la violence physique. Chez elle, il y a comme une offrande, un don du corps. Don total qui peut aller jusqu’à la transe.
Nuit de Sylvain Huc, au Théâtre de la Vignette
Avec Sylvain Huc, on plonge dans le monde de la Nuit : c’est le titre de sa nouvelle création (2). Dans un monde sombre où les gris dominent, dans une obscurité où plus rien n’est vraiment distinct, où l’on devine plus qu’on ne voit, où ce qui apparaît disparaît aussitôt, on s’interroge : a-t-on vraiment vu ce que l’on a cru voir ? Cela nous amène à regarder plus attentivement, à scruter ce que l’on croit discerner sur le plateau.
Entre des rideaux gris à peine entrouverts, dessinant comme une sorte de huis-clos, trois danseurs, Lucas Bassereau, Mathilde Olivares, Gwendal Raymond, nous entraînent dans une danse hypnotique, intense, où leurs trois corps s’enlacent, s’entremêlent au point qu’on ne peut plus les distinguer. Une danse faite d’étreintes et de rejets, de caresses et de luttes. La frontière qui sépare le désir trop passionnel d’un geste de violence étant là encore difficile à cerner.
On est surpris par la concentration, le sérieux des danseurs. Comme s’il y avait un enjeu grave dans le désir charnel, dans ce corps-à-corps. On est captivés par la subtilité des tons. La Nuit de Sylvain Huc n’est jamais tout à fait noire. Des éclats de lumière éclairent furtivement les gris, parfois d’une tonalité rougeâtre qui suggère les phantasmes et les interdits érotiques que la nuit, à la fois, autorise et dérobe aux regards. Ce qui frappe également, c’est la rigueur de la construction. Le mouvement sans répit des corps, toujours dans une extrême tension et dans l’énergie, reste cependant parfaitement maîtrisé, comme ordonné.
Soudain, les rideaux gris s’ouvrent. C’est alors un autre espace. Et, un autre temps. C’est toujours la nuit, mais le rythme, l’ambiance ont radicalement changé. Tout est devenu plus lent dans les mouvements et la gestuelle des danseurs. Eux, qui dansaient debout, dans une verticalité qu’on pourrait qualifier de ‘combattive’ semblent désormais ramper sur le sol. Est-ce la fatigue ? Est-ce le repos de nos trois guerriers après l’enfièvrement de la nuit ? Ou bien, est-ce une forme d’abandon (ou le vide) après l’extase ? Dans cette rupture, quelque chose d’énigmatique est soudain apparu. Et, nous voilà face à d’autres questions…
Dimitris Papaioannou : Transverse Orientation, à l’Opéra Berlioz – Le Corum
Dimitris Papaioannou est avant tout un plasticien. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la dernière création du chorégraphe grec, Transverse Orientation (3). Difficile de dire ce que la pièce raconte. Il n’y a pas de véritable narration, ou alors ce sont plusieurs histoires qui s’entrecroisent, des histoires où le monde contemporain se joint à la mythologie et aux légendes de la Grèce antique. On est d’abord subjugués par la force des images, aussi frappantes, aussi belles que des tableaux, autour de la nudité, de l’eau et de la lumière. Des images qui naissent dans un mouvement sans fin et ne cessent de se transformer. Et, que quelques notes de Vivaldi, mélancoliques, viennent de temps à autre ponctuer comme un leitmotiv. On assiste à des métamorphoses, au sens ovidien du terme. Et, ce sont justement ces métamorphoses qui nous amènent à inventer nos propres histoires.
Tout se passe sur le plateau nu et blanc avec, au fond, un mur où une porte ouvre sur on ne sait où, sur on ne sait quoi. Est-ce un autre monde ou, simplement, les coulisses. Un pantin désarticulé apparaît, suivi d’un autre qui porte une échelle, puis d’un autre, puis encore d’un autre qui lui aussi a son échelle. Il en surgit de partout. Mais aussi, des créatures, immenses et longilignes, avec des têtes minuscules, en forme de globes. L’humour noir va jusqu’au gag. L’un de ces personnages marche d’une manière hésitante, qui pourrait évoquer Charlot, se cognant partout. On le guide par la main, comme un aveugle ou un enfant. Un autre apporte un gros projo. Ce sera le seul éclairage visible sur scène avec un vieux néon, accroché tout en haut du mur. Et puis, il y aura l’entrée d’un énorme taureau (serait-ce le Minotaure, hors de son labyrinthe ?) qui, lui, ne quittera jamais la scène. Seul élément permanent dans un univers en perpétuelle transformation. Et, rien n’échappera à son regard. Certaines de nos drôles de créatures tenteront de le combattre, de le capturer. Luttes jouissives. Certains se mettront torse nu. L’un d’eux se retrouvera entièrement nu.
D’autres (ou les mêmes ?) s’allongeront tout autour du taureau, comme si l’animal accouchait d’êtres humains. De petits Minotaure, à la tête d’animal et au corps d’homme, apparaîtront furtivement. Il y aura encore l’apparition d’une créature plus étrange encore. Et celle d’une jeune femme nue, très belle, couchée avec sensualité sur le dos du taureau. Une métaphore érotique qui nous renverrait, s’il n’était pas noir, à la métamorphose d’Ovide où Jupiter se transforme en taureau blanc pour enlever la belle déesse Europe, et l’emporter par delà les flots. On y pense d’autant plus que de l’eau commence à envahir le plateau. Et, justement, Europe n’est-elle pas la mère de Minos, le roi de Crète, qui enferma le Minotaure dans son labyrinthe ?
Le néon vacille, crépite. Mauvais contact ? L’un de nos personnages, porté par un autre, puis plus tard, un troisième qui grimpera à l’échelle, tenteront de le réparer. En vain… Un homme fait des claquettes et salue d’un mouvement de la tête. C’est le mouvement perpétuel de la transformation ou la transformation en mouvement. Mais, toujours sous l’œil fixe du Taureau. On verra encore la statue d’une madone se déliter peu à peu, toujours avec la même musique mélancolique. Et, une vieille femme nue, un peu forte, traverser lentement le plateau, d’une lenteur grave, en s’appuyant sur une canne, aller vers la porte et disparaître. Aussitôt, une belle jeune femme ouvrira la porte et entrera.
À la fin, ce sera comme si nos étranges personnages voulaient construire un nouveau décor, une nouvelle scénographie. Les voilà qui entassent des tables. En-dessous, l’eau envahit de plus en plus le plateau. Et eux, ils ne cessent d’enlever des tables pour les déposer à un autre endroit. Véritables déménageurs… À la fin, on aura une sorte de composition en équilibre précaire, un paysage fait de tables et d’eau. Étrange ! Et puis, il ne restera plus qu’un seul personnage qui pourrait être le passeur qui, chez les Grecs, fait traverser le Styx aux âmes des morts.
- Ineffable : Théâtre de Chaillot-Théâtre national de la Danse (22/9 – 1er/10/2021) ; Châteauvallon- Scène nationale, Ollioules (10/12/2021) ; Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne (18/1/2022) ; Festival Suresnes Cité Danse (2 et 3/3/2021) ; La Filature – Scène nationale de Mulhouse (22 et 23/3/2022)…. Pour cette création, Jann Gallois a été accueillie en résidence à l’Agora, avec le soutien de la Fondation BNP Paribas
- Nuit : Théâtre Garonne/Scène européenne, Toulouse (31/1 et 1er/2/2022).
- Transverse Orientation : Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet- Paris (7-11/9/2021) ; Compania Teatro Festival de Naples – Italie (16 et 17/9/2021) ; Torinodanza Festival – Turin, Italie (23,24 et 25/9/2021) ; 39° Festival de Otoño, Madrid, Espagne (26-28/11/2021)…