© DR Anne Gayan : C’est comme ça (si vous voulez), d’après Luigi Pirandello; adaptation: Guillaume Cayet ; mise en scène: Julia Vidit
Pirandello selon Julia Vidit et Guillaume Cayet : vérité, doute et folie
Par Chantal Boiron
La nouvelle création de Julia Vidit, à La Manufacture, CDN de Nancy qu’elle dirige depuis janvier 2021, s’intitule : C’est comme ça (si vous voulez). C’est la traduction littérale de Cosi é (se vi pare) de Pirandello, du titre que l’écrivain italien avait choisi pour son drame et qui est devenu en France, Chacun sa vérité. Un léger changement mais qui signifie beaucoup et qui n’est pas le seul.
Tout d’abord, Julia Vidit a souhaité une nouvelle traduction qu’elle a commandée à Emanuela Pace et à partir de laquelle Guillaume Cayet a fait une adaptation. Certains personnages de Pirandello ont été supprimés. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Guillaume Cayet a écrit un quatrième acte et donc imaginé une autre fin à la pièce de Pirandello comme il l’avait déjà fait, toujours pour Julia Vidit, avec Le Menteur de Corneille.
Pourquoi s’emparer d’une pièce très connue de Pirandello, considérée comme l’un de ses chefs d’œuvre, pour en faire un autre objet théâtral ? Il est vrai que Pirandello lui-même avait d’abord fait une nouvelle sur le même thème, qu’il a ensuite écrit sa pièce, et très vite : en six jours dit-on. Ce qui pourrait donner à un metteur en scène la liberté de la considérer comme un « matériau théâtral ».
Dans les trois premiers actes, Julia Vidit reste fidèle à Pirandello dans son interrogation sur la vérité, le doute et la folie. Une Nancéienne, qui a vu le spectacle le même soir que nous, le résumait le lendemain à l’une de ses amies qui n’avait pas pu assister à la représentation, en ces termes : «Qu’est-ce que la vérité : ce qu’on voit ? Ce qu’on croit voir ? Ou ce qu’on aimerait voir ? » On ne saurait être plus concis, ni plus juste.
Dans sa pièce, Pirandello nous raconte comment l’arrivée de trois étrangers dans une petite ville de province, après que leur village a été anéanti par un tremblement de terre, suscite la curiosité et les commérages de leurs voisins: des petits-bourgeois d’autant plus intrigués qu’un mystère plane sur ces inconnus. Alors que la belle-mère, Mme Frola habite leur immeuble du centre-ville, son gendre et sa fille, Mr et Mme Ponza, se sont installés dans un quartier périphérique. Plus surprenant, la fille ne rend jamais visite à sa mère et les rares fois où la mère va voir sa fille, elle ne rentre jamais chez elle mais lui parle de l’extérieur. À partir de là, on assiste aux conjectures les plus folles.
Une des forces du spectacle, c’est la scénographie de Thibaut Fack : deux escaliers, qui se font face, mènent l’un vers le sous-sol, l’autre vers les étages, sans qu’on sache jusqu’où ils s’arrêtent, comme s’ils débouchaient sur le vide. Le palier où se déroule l’action des trois premiers actes forme une sorte de petite scène, comme un proscenium où Mme Frola et Mr Ponza vont se produire, comme le feraient des acteurs, devant le public de nos petits-bourgeois. C’est le théâtre dans le théâtre. La scénographie de Thibaut Fack pourrait évoquer un décor constructiviste de Lissitzky pour Meyerhold. C’est à la fois fonctionnel sur le plan dramaturgique et, esthétiquement, très beau. La cage d’escalier est le lieu d’observation, où l’on épie, où l’on surveille l’autre, en l’occurrence la belle-mère ou son gendre quand celui-ci vient chez elle. C’est aussi le lieu où les voisins, qui forment comme un chœur, se rencontrent, se parlent, c’est le lieu de leurs palabres et de leurs querelles, de petites saynètes assez drôles. Les comédiens qui les interprètent sont très bons : Marie-Sohna Condé, Erwan Daouphars, Philippe Frécon, Étienne Guillot, Olivia Mabounga, Véronique Mangenot…
Entre eux et les trois étrangers, le contraste est saisissant. La belle-mère et le gendre sont toujours vêtus de noir. Tristes, sévères. Ils portent leur drame sur eux. Cela tranche avec les tenues claires des voisins. Les femmes portent des chemisiers de couleurs différentes et ont des pantoufles aux pieds. Ces gens-là sont chez eux. Convaincus d’avoir droit à « la » vérité. Avec leur suffisance et leurs préjugés, ils frisent le ridicule. Ce sont des personnages de comédie.
Leur trouble est d’autant plus grand que le récit de la belle-mère et celui du gendre se contredisent. Selon Mr Ponza (Barthélémy Meridjen), la fille de Mme Frola, sa première femme, a été tuée lors du tremblement de terre ; depuis, il s’est remarié et sa belle-mère, folle de chagrin, soutient que la nouvelle épouse est sa propre fille qu’elle veut croire toujours en vie. A contrario, pour Mme Frola (formidable Lisa Pajon), c’est son gendre qui séquestre sa fille, et qui est devenu fou. La vérité du mari vs la vérité de la belle-mère. Lorsqu’ils sont ensemble, chacun des deux simule la folie pour soi-disant protéger l’autre. De quoi avoir le vertige… Certains de nos petits-bourgeois se demandent même si l’épouse de Mr Ponza (ou la fille de Mme Frola) existe réellement. Personne dans la petite ville n’a réussi à la voir. Est-elle réelle ou est-ce une illusion ?
Mais faut-il qu’il y ait une vérité ? Une voix se détache : la voix de Laudisi (excellent Adil Laboudi) qui pourrait être celle de Pirandello. Dubitatif, ironique, Laudisi fait preuve de recul par rapport aux évènements et il tourne en dérision cette obsession d’une vérité unique. Pour lui, il est impossible de connaître la vérité : « Que peut-on réellement savoir des autres ? » s’interroge Laudisi. Poussant le jeu des illusions jusqu’au bout, Julia Vidit fait jouer Laudisi par un homme mais habillé en femme. De fait, la vérité échappera à tous. Et lorsqu’enfin, la seconde épouse de Mr Ponza (ou la fille de Mme Frola) se retrouvera face aux habitants de l’immeuble, elle leur dira : « Pour moi, je suis celle qu’on croit que je suis ».
Le quatrième acte, écrit par Guillaume Cayet, marque une rupture, un changement radical de registre et d’esthétique. Après le drame, on tombe dans le burlesque, voire dans le grand-guignolesque. On va jusqu’à la démesure. Désormais, l’action se situe dans la cave où se sont réfugiés les voisins. Dans la ville, c’est l’émeute. Par leur présence, par leur mystère, les trois étrangers ont perturbé l’ordre qui y régnait auparavant. Et nos petits-bourgeois craignent que la foule s’en prenne à eux. Leurs disputes virent à la violence. Guillaume Cayet propose, dans cette fin qu’il a imaginée, une explication logique aux paroles de Mme Ponza lorsque celle-ci affirmait que son mari et Mme Frola disaient tous deux la vérité : ce serait juste une simple histoire de papiers pour pouvoir passer la frontière. Peu à peu, la folie va s’emparer de nos paisibles bourgeois avec une sauvagerie qui aboutira au meurtre des trois étrangers, assassinés par un tueur à gage que l’on paie avec de l’argenterie de famille ! Une milicienne viendra réclamer le coupable. Laudisi, le sceptique, lui qui n’a rien à voir avec les meurtres, sera un bouc-émissaire idéal.
Philosophie de ce quatrième acte : la vérité à tout prix, ça rend fou et sanguinaire. Mais, le doute est très contagieux. Il résiste. Cet acte est intelligent, très bien joué mais outré. Et, est-il vraiment nécessaire ? Cela affaiblit l’interrogation métaphysique et enlève du mystère à ce drame dont Guy Dumur disait qu’il était « la meilleure introduction à l’œuvre théâtrale de Pirandello ».
C’est comme ça (si vous voulez) d’après Luigi Pirandello, mise en scène : Julia Vidit ; adaptation et écriture : Guillaume Cayet
Création à La Manufacture, CDN de Nancy (1er – 6 mars 2022)
Tournée : 9 et 10 mars 2022 : Nest – CDN de Thionville-Grand Est ; 15 mars 2022 : Le Théâtre, Scène nationale de Mâcon (71) ; 17 au 19 mars 2022 : Théâtre de la Renaissance – Oullins (69) ; 25 mars 2022 : L’Arc, Scènes Nationale du Creusot (71) ; 5 et 6 avril 2022 : L’Azimut – Antony/ Châtenay-Malabry (92) ; du 9 au 24 avril 2022 : Théâtre de la Tempête – Paris (75) ; 28 et 29 avril 2022 : Le Trident, Scène Nationale de Cherbourg (50) ; 3 mai 2022: Le Salmanazar, Scène de Création et de diffusion d’Epernay (51).