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Racine, notre contemporain

© DR Simon Gosselin : Iphigénie de Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Racine, notre contemporain

 

Par Chantal Boiron

Durant cette saison si particulière, Racine est revenu en force sur nos scènes avec des tragédies qui ont d’ailleurs été écrites à peu près à la même époque. Aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig a mis en scène Iphigénie (1675). Au Studio Marigny (Comédie-Française), Éric Ruf a recréé Bajazet (1672), qu’il avait déjà monté au Vieux-Colombier, il y a quatre ans, mais d’une manière totalement différente.

À cause du deuxième confinement, nous n’avons pas pu voir Mithridate (1672) qu’Éric Vigner a monté avec une belle distribution (Stanislas Nordey, Jutta Johanna Weiss, Thomas Jolly, Philippe Morier-Genoud etc.), qui devait se jouer au TNS début novembre.

Toujours à Strasbourg, l’an prochain, l’Allemand Frank Castorf fera dialoguer Bajazet avec des textes d’Antonin Artaud, mais également de Pascal et de Dostoïevski. Ce sera : Bajazet, en considérant le théâtre et la peste avec, entre autres, Jeanne Balibar et Jean-Damien Barbin (1).

Avec ses règles d’unité de temps, de lieu et d’action, avec des codes stricts, la tragédie classique s’adapte aisément aux contraintes sanitaires que la pandémie impose aux théâtres depuis des mois. Cela peut expliquer cette actualité de Racine. En outre, le pessimisme tragique semble faire écho aux incertitudes anxiogènes de la période que nous vivons.

 

Pour Iphigénie à l’Odéon et Bajazet à la Comédie-Française/Marigny, on notera que les deux metteurs en scène, Stéphane Braunschweig et Éric Ruf, signent également la scénographie de leurs spectacles où l’on retrouve une volonté de minimalisme et de simplicité et que, dans le choix des costumes, ils situent les tragédies de Racine aujourd’hui. Cela dit, nous avons affaire à des esthétiques et des partis-pris littéralement opposés. Notons enfin que les représentations des deux spectacles, prévues jusqu’à la mi-novembre 2020, ont été interrompues par le deuxième confinement.

 

Suzanne Aubert, Chloé Réjeon et Astrid Bayiha dans "Iphigénie" de Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig

© Simon Gosselin : Suzanne Aubert, Chloé Réjeon et Astrid Bayiha dans Iphigénie de Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig, aux Ateliers Berthier – Odéon Théâtre de l’Europe

On croit bien connaître Iphigénie de Racine pour avoir étudié la pièce au lycée. Cependant, en regardant la mise en scène de Stéphane Braunshweig, on s’aperçoit qu’on ne la connaît pas aussi bien qu’on le pensait.

Entre deux grands écrans où sont projetées des images d’un ciel limpide et d’une mer calme, trop calme, d’un bleu profond, une sorte de podium partage le public en deux. Assis sur des chaises blanches, les spectateurs sont à bonne distanciation physique les uns des autres. Une de ces chaises blanches a été posée à chaque extrémité du podium scénique. Ce sont les seuls éléments de décor. Dans ce dispositif bi-frontal, les deux écrans et les chaises blanches de part et d’autre du podium produisent un effet de miroir. C’est comme si l’on était sur une île grecque avec la mer qui, partout, nous entoure. La couleur du ciel nous indiquera que l’on avance dans la journée.

Pour les interprètes, Stéphane Braunschweig, anticipant sur les risques de contamination qui frappe autant les comédiens que le reste de la population, avait prévu une double distribution. C’est à dire que nous avons deux Agamemnon (Claude Duparfait, Jean-Philippe Vidal), deux Iphigénie (Suzanne Aubert, Cécile Coustillac), deux Ériphile (Chloé Réjeon, Lamya Regragui Muzio) etc. Cela ne suffira pas puisque, le soir où nous avons assisté au spectacle, lui-même a dû remplacer un comédien au pied levé et lire, brochure à la main, les répliques d’Ulysse, suite à une suspicion de Covid-19.

Quand la pièce commence, c’est le soleil levant. Dès les premiers mots d’Agamemnon (Jean-Philippe Vidal), nous savons que sa fille Iphigénie, en route avec sa mère Clytemnestre pour Aulide, doit être sacrifiée pour apaiser les dieux et permettre aux Grecs d’aller combattre Troie. Le contraste entre la détresse du roi et le calme de la mer est saisissant : « Non, tu ne mourras point. Je n’y puis consentir » laisse échapper Agamemnon. Pourtant, même s’il met Arcas (Thierry Paret) dans la confidence et lui demande d’arrêter les deux femmes avant qu’elles n’atteignent le camp des Grecs sous prétexte qu’Achille, le fiancé d’Iphigénie, voudrait différer leur mariage, il ne s’oppose pas vraiment à la mort de sa fille et se rend très vite aux arguments d’Ulysse, trop intelligent et trop habile politicien.

Dans cette tragédie, il y a d’un côté, ceux qui savent (Agamemnon, Ulysse) qu’Iphigénie ne vient à Aulide que pour y mourir et qui mentent délibérément, sans état d’âme. Et, de l’autre, ceux que l’on a bernés et que l’on manipule avec cynisme : Iphigénie (Suzanne Aubert), Clytemnestre (Virginie Colemyn) et Achille (Thibault Vinçon). Entre ces deux groupes distincts, il y a Ériphile (Chloé Réjeon), sur qui pèse un lourd mystère et qui n’a qu’une obsession, découvrir sa véritable identité, savoir de qui elle est la fille. Et, le devin Calchas que l’on ne verra jamais mais qui, dans l’ombre, conseille les Grecs et dirige toutes leurs actions.

Il faudra qu’Arcas, espérant sauver Iphigénie, révèle la vérité à Clytemnestre pour que le drame, un vrai drame familial, éclate. Iphigénie est vouée au sacrifice par un père pour qui la vengeance d’un frère semble plus importante que la vie de sa fille. Le théâtre classique français n’a cessé d’interroger les rapports filiaux en mettant en évidence la dangerosité des pères vis à vis de leurs enfants. Dans la pièce de Racine, il y a le couple des fiancés, Achille et Iphigénie, le couple des parents, Clytemnestre et Agamemnon mais il y a surtout le couple du père et de la fille. Iphigénie ne cesse de questionner son père. Elle exige de savoir ce qu’il lui cache, la raison de son changement d’attitude envers elle. Iphigénie n’a rien d’une victime passive. Dès qu’elle sait ce qui l’attend, elle regarde son destin avec lucidité. Le soir où nous avons vu le spectacle, c’est donc Suzanne Aubert  qui interprétait le rôle, avec un mélange de douceur et de violence, d’acceptation et de révolte. Nous l’avions beaucoup aimée dans Agnès de L’École des femmes, mise en scène par Stéphane Braunschweig à l’Odéon. Nous l’avons aimée tout autant dans Iphigénie.

C’est Achille qui analyse le mieux l’horreur du stratagème fomenté par Agamemnon pour attirer sa fille à Aulide. Mais, face à son amant, Iphigénie défendra jusqu’au bout, désespérément un père indigne, et lui trouvera toutes les excuses. Après s’être faite l’avocate d’Ériphile auprès de son fiancé, elle se fait l’avocate d’Agamemnon contre lui. Ce sont les Dieux qui, selon Calchas, réclament le sang d’Iphigénie mais elle est d’abord la victime des hommes. L’amour d’Iphigénie pour ce père-là peut surprendre. Mais dans sa volonté d’obéissance à Agamemnon, dans son acceptation opiniâtre du sacrifice auquel la condamne un père trop faible, il y a une forme de liberté. L’héroïne de Racine a quelque chose d’Antigone.

Au fur et à mesure que la journée avance, les nuages s’amoncellent dans le ciel d’Aulide. Le sol, qui était d’un blond éclatant sous le soleil, devient rouge sombre comme le drame qui s’annonce. Dans cette tragédie, Racine multiplie les rebondissements. Il y a les interrogations sur le sort d’Iphigénie. Il y a le mystère de la naissance d’Ériphile. Il y a la détermination de Clytemnestre à sauver sa fille. Il y a la rivalité entre Achille et Agamemnon, la haine que ces deux rois ont l’un pour l’autre avec, peut-être, la jalousie d’un père envers l’amant de sa fille. Et celle d’un chef sans éclat pour un héros trop brillant. Contrairement aux tragiques grecs, ses aînés Eschyle et Euripide, Racine, dans un dernier coup de théâtre, sauve Iphigénie alors qu’elle semblait perdue. En révélant à Ériphile qu’elle est la fille cachée d’Hélène et de Thésée, Calchas apprend aux Grecs que c’est son sang à elle que réclament les Dieux. Le ciel s’assombrit davantage. L’orage éclate, la mer se déchaîne et, enfin, le vent souffle. Les bateaux grecs vont pouvoir partir à la conquête de Troie. Iphigénie a échappé à la mort in extremis. Mais elle a perdu l’innocence de l’enfance, elle qui croyait être la fille « aimée » de son père. Sa survie a eu pour corollaire la mort inexorable d’une autre elle-même, une cousine dont elle venait de découvrir l’existence, une jeune femme qu’elle avait cru être son amie. Sur l’écran, face à nous, Iphigénie se tient droite dans sa robe blanche tachée de rouge, ouvrant ses mains ensanglantées.

 

 

"Bajazet" par la Comédie-Française au Studio Marigny, mise en scène: Éric Ruf - Photo: RdL

© Christophe Raynaud de Lage : Sylvia Bergé et Chlothilde de Bayser dans Bajazet de Racine, par la Comédie-Française au Studio Marigny –  Mise en scène: Éric Ruf

En recréant Bajazet au Studio Marigny, sur une petite scène, Éric Ruf casse les codes de la tragédie classique. La pièce de Racine se jouera à la table, brochures à la main, Quand on entre, les cinq comédiens sont déjà sur le plateau et, parmi eux, il règne un joyeux brouhaha, une complicité que l’on retrouvera dans leur jeu. Ils sont en jeans, en pulls, comme s’ils étaient venus au théâtre dans leurs tenues de tous les jours, comme s’il s’agissait d’une répétition ordinaire. Ce faisant, ils vont nous prouver que Racine peut se jouer avec peu de moyens et une grande liberté. Projetée sur le mur, une miniature persane illustre la vie de Bajazet. En lisant la bible du spectacle, on apprendra que c’est l’œuvre d’Eric Ruf. Un talent qu’on ne lui connaissait pas. Ce qui est intéressant, c’est que l’on verra, à plusieurs reprises, Bajazet continuer à peindre la miniature. C’est à dire à tracer le récit de sa vie. Ce à quoi on assiste ici, c’est à une œuvre en train de se faire, à une histoire qui s’écrit ou qui se dessine.

Nous avons donc cinq acteurs autour d’une table : Sylvia Bergé, Clothilde de Bayser, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, Birane Ba, Élissa Alloula, Claïna Clavaro. Des comédiens de générations différentes. À côté de leurs aînés, Hervé Pierre et Bakary Sangaré, Birane Ba et Élissa Alloula qui interprètent Bajazet et Atalide, paraissent bien jeunes. Il y a du romantisme dans ce couple-là. Nos cinq acteurs, tous excellents, vont rester en permanence sur le plateau. C’est un travail collectif, et même choral auquel nous invite Éric Ruf. Nous voilà à Byzance, à une époque pas si éloignée de celle de Racine, dans l’intimité trouble et dangereuse du sérail du sultan Amurat, parti conquérir Babylone. Les rivalités, les complots, les trahisons et les crimes s’y enchaînent. Bajazet, c’est l’histoire tragique d’un Prince « de grande espérance » dont le sultan, son frère, a décidé la perte, celle d’un homme trop « aimable » que deux femmes aiment et se disputent. L’une, Roxane a tous les pouvoirs. L’autre, Atalide a, depuis l’enfance, son amour.

Sans décor, ni accessoires, la mise en scène d’Éric Ruf repose uniquement sur le jeu des comédiens, sur leurs gestes et leurs regards. Cela nous amène à une autre écoute de la pièce de Racine. Ainsi on s’aperçoit que, dans leurs apartés ou dans leurs monologues, les personnages s’adressent fréquemment à des absents. Par exemple, dans la scène III de l’Acte III, quand Atalide parle à Zaïre de Bajazet dont elle vient d’apprendre par le Grand Vizir Acomat (Hervé Pierre) qu’il a accepté d’épouser Roxane, ce n’est pas à Zaïre qu’elle s’adresse, mais à Bajazet lui-même. Ou encore, dans la scène VII, le monologue de Roxane (magnifique Clothilde de Bayser), quand celle-ci commence à percevoir le double jeu d’Atalide et de Bajazet. Et, puisque les cinq acteurs sont toujours présents sur scène, cela permet à celui qui joue de regarder le personnage dont il parle ou auquel il s’adresse dans ses pensées. Cela donne une autre intention et une autre signification à ses paroles. Et, plus de fluidité et de rapidité dans le jeu. Même chose pour les gestes. On verra, dans l’Acte IV, Atalide ramasser le billet d’amour que lui a écrit Bajazet et le donner elle-même à Roxane (). C’est donc elle-même qui va provoquer, inconsciemment, la mort de son amant.

On a donc trois niveaux de jeu : ce qui est dit par le personnage, ce qu’il pense et ressent véritablement, et on a un acteur jouant à répéter une pièce. À la fin, Atalide ramassera les brochures de ses camarades. Quant à Bajazet, avant de mourir, il voudra rajouter une dernière tache de rouge sur la miniature qui évoque sa vie mais, à l’instant même où il meurt, et où Atalide va expirer à son tour, le pinceau lui échappe des mains. Il n’y aura qu’une longue traînée rouge sur la toile.

 

 

(1) Bajazet, en considérant le théâtre et la peste : TNS/La Maillon (Du 17 au 21 février 2021)

 

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