© Pierre Grosbois : Sandrine Bonnaire et Frédéric Leidgens dans L’Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène de Jacques Osinski au Théâtre de l’Atelier
Sandrine Bonnaire ou les secrets de Claire Lannes
Par Chantal Boiron
Chaque grande interprète de Claire Lannes, la meurtrière de L’Amante anglaise apporte sa touche personnelle au personnage le plus mystérieux de Duras, et le marque de son empreinte. Il y eut Madeleine Renaud, Suzanne Flon et, plus récemment, Ludmila Mikaël. Chez Sandrine Bonnaire qui, à son tour, l’incarne au théâtre de l’Atelier, dans un huis-clos magnifiquement mis en scène par Jacques Osinski, ce qui nous frappe, c’est la lucidité, le calme et la profondeur d’une femme que son mari et la rumeur qualifient de « folle » et de « monstre ».
Claire Lannes a assassiné Marie-Thérèse Bousquet, sa cousine germaine, sourde et muette, qui habitait avec elle et son mari dans leur maison de Viorne. Elle l’a découpée en morceaux qu’elle a jetés dans des trains de marchandises roulant sous le Pont de la Montagne Pavée. Les policiers ont réussi à reconstituer le corps même s’il manquait la tête. Ils ont découvert la coupable qui a reconnu aussitôt son crime.
S’inspirant d’un fait divers réel, Marguerite Duras avait écrit une première pièce dont elle était peu satisfaite. Puis, elle a fait un roman qui, un an plus tard, était adapté au théâtre. Cette version théâtrale, aussi intense que minimaliste, est construite autour d’un trio. Au centre, il y a l’interrogateur dont on ne sait rien, dont on ne saura rien, qui gardera jusqu’au bout lui aussi sa part de mystère. Est-ce un psychologue ? Un journaliste ? « Je cherche qui est cette femme » dira-t-il à Pierre Lannes, le mari de Claire. Ici, c’est Frédéric Leidgens qui interprète cet homme qui cherche désespérément à comprendre ce qui ne s’explique pas. Jacques Osinsky le place de l’autre côté de la rampe, au milieu du public. Frédéric Leidgens pourrait être un simple spectateur dont on ne voit que le dos et dont entend la voix. Dans cette voix, on percevra de l’étonnement, des doutes, de l’empathie, de l’impatience qu’il nous fait partager… Et, toujours, le même besoin de comprendre ce qui s’est passé et pourquoi.
Devant le rideau de scène, on a posé une chaise sur laquelle est assis Pierre Lannes, joué par Grégoire Œstermann. Malgré les quelques rangs de spectateurs qui les séparent, c’est un face à face avec l’interrogateur. Jacques Osinski fait de la pièce de Duras « un thriller psychologique » où chaque parole compte. Alors qu’il est question de la tentative de suicide de Claire, l’interrogateur se lève et s’approche de Pierre Lannes. Puis, il le rejoint sur le plateau. Peu de gestes, peu de mouvements mais chaque geste, chaque mouvement a un sens. Avec Grégoire Œstermann, Pierre Lannes nous apparaît comme un homme de bonne volonté. Un homme banal, terriblement banal. Et, quelque part, monstrueusement égoïste : « Avec elle, j’étais libre » dit-il. Pourquoi Claire Lannes ne l’a-t-elle pas tué lui plutôt que sa cousine ? « Moi, je l’aurais entendue » répond-il à l’interrogateur. Pour lui, Claire est « une espèce de folle tranquille ». On préfèrera la voir, à l’instar de l’interrogateur, comme « quelqu’un qui ne s’est jamais accommodé ».
© Pierre Grosbois : Sandrine Bonnaire dans L’Amante anglaise de Marguerite Duras
À la fin de ses questions au mari, l’interrogateur redescend dans la salle et regagne sa place parmi le public. Le rideau s’ouvre, découvrant le théâtre de l’Atelier entièrement vide. La porte du fond pourrait être celle de la prison où est enfermée Claire. La voici qui arrive, apparemment sereine. Elle dira à l’interrogateur qu’elle est « au bord du bonheur ». S’il fut beaucoup question de folie avec son mari, avec Claire Lannes, il sera souvent question de bonheur. Vêtue d’une simple robe noire, elle s’assoit sur la même chaise que son mari. Elle restera immobile, étonnamment statique. Elle ne bougera pas pour répondre, à son tour, aux questions de l’interrogateur. Même ses mains, elle les tient dans la même position. Sans doute, c’est ainsi qu’elle devait rester assise sur son banc, dans le jardin de Viorne. Perdue dans ses pensées… Au fur et à mesure de l’interrogatoire, on perçoit malgré tout comme une fatigue chez elle. Elle dit ne pas être très intelligente, comme l’a prétendu son mari. Pourtant, il y a chez elle un humour qui nous ferait penser le contraire. À propos de sa cousine, elle dira : « Elle était trop grosse pour la maison… », ajoutant : « Et mon mari trop haut pour la maison ».
Son visage s’éclaire, un imperceptible sourire se dessine sur ses lèvres quand elle évoque les pensées qu’elle avait sur son banc dans le jardin et, surtout, quand elle parle de l’agent de Cahors qu’elle a revu à Paris : « Je me suis arrachée à lui » raconte-t-elle. Sandrine Bonnaire n’a pas besoin de faire grand-chose pour exprimer les émotions qui traversent son personnage. Il y a en elle une profondeur, une intériorité, une justesse inouïe. Elle est Claire Lannes.
Comme pour son mari, l’interrogateur quittera son fauteuil, se rapprochera d’elle, la rejoindra sur le plateau Ce sera exactement la même gestuelle, la même approche en trois temps : « Pourquoi avez-vous fait ça ? » lui demande-t-il en la regardant dans les yeux. Mais Claire Lannes ne lui donnera pas les réponses qu’il attend. On ne saura jamais ce qu’elle a fait de la tête de Marie-Thérèse ni pourquoi elle l’a tuée, elle. Elle avait dit : « Si vous me posez la bonne question, je vous promets de répondre ». Mais, il n’y aura plus aucune autre question malgré, cette fois, les supplications de Claire. Avec la porte de la prison qui se referme sur elle, ce sera définitivement le silence et le mystère.
L’Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène de Jacques Osinski : création au Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin 75018 Paris (19 octobre – 31 décembre 2024).
En tournée au Théâtre Montansier de Versailles (9-11 janvier 2025) ; au TAP de Poitiers (14 janvier 2025); à Toulon, Châteauvallon – Liberté Scène nationale (16 et 17 janvier 2025); aux Franciscaines de Deauville (8 février 2025)
Le texte de Marguerite Duras est publié aux Éditions Gallimard