© Christophe Raynaud de Lage : la Coupole du Jardin d’hiver, Cité Véron, au cœur de Montmartre
Théâtre Ouvert quitte le Jardin d’hiver
Par Chantal Boiron
À la fin de l’année, Théâtre Ouvert (Centre dramatique national de création) quittera définitivement le Jardin d’hiver, 4 bis Cité Véron, au cœur de Montmartre. Le Focus #6 (14-30 novembre 2019) sera la dernière manifestation publique réalisée dans ce lieu devenu ‘mythique’. Ensuite, après une programmation hors-les-murs à la MC93, Caroline Marcilhac et l’équipe de Théâtre Ouvert s’installeront dans leur nouvel espace (ex-Tarmac et ex-TEP) dans le 20ème arrondissement. Une nouvelle page s’ouvrira alors pour Théâtre Ouvert.
Ce n’est pas sans nostalgie qu’on se rappellera l’inauguration en 1981 du Jardin d’hiver par Micheline et Lucien Attoun. Dix ans après avoir fondé Théâtre Ouvert à Avignon en 1971, alors qu’ils recherchaient un point d’ancrage dans Paris après une longue période d’itinérance, ils le dénicheront dans une petite impasse montmartroise, longeant le Moulin Rouge. Un escalier comme dans une maison, une ancienne piste de danse sous une coupole dorée, une terrasse donnant sur les ailes du Moulin Rouge et les ruelles verdoyantes du village de Montmartre. Et, juste à côté, le petit immeuble où vécurent Boris et Ursula Vian, mais aussi Jacques Prévert. Le coup de cœur.
© Christophe Raynaud de Lage: Cité Véron, au cœur de Monmartre.
De ce lieu improbable, à quelques dizaines de mètres des Sex shop de Pigalle, ils feront un théâtre d’essai et de création, un vivier de jeunes talents et constitueront, de saison en saison, un répertoire de théâtre contemporain. L’histoire de Jardin d’Hiver, ce sont presque quarante années de lectures, de mises en espaces, de mises en scène de textes nouveaux, de rencontres d’auteurs, de metteurs en scène et de comédiens. Il arrivait que des acteurs se mettent à écrire ou montent des textes qu’ils avaient découverts lors de leurs lectures. C’était à la fois un atelier et un banc d’essai, dans la liberté mais sous le regard attentif et rigoureux des Attoun. Comment rendre compte de l’effervescence qui y régnait alors ?
Pas question ici de tout raconter, de citer tous ceux qui ont participé de près ou de loin à l’aventure : on renverra le lecteur curieux et désireux d’en savoir plus au numéro que la revue Parages du TNS a consacré à Théâtre Ouvert (1), aux témoignages de Lucien Attoun (2) ou aux archives très complètes et très faciles d’accès de Théâtre Ouvert (3). Mais, avant de refermer définitivement la page, nous voudrions simplement rappeler des spectacles qui ont jalonné les années Jardin d’hiver et qui nous ont marqués, citer des artistes que nous aimions ou que admirions. Et d’abord, l’inauguration en 1981 avec La Passion de l’insomniaque d’Enzo Cormann dans une mise en scène de Bruno Boëglin, Regarde les femmes passer d’Yves Reynaud et Partage de Michel Deutsch qui avaient mis en scène eux-mêmes leurs textes. On se souviendra encore des Orphelins de Jean-Luc Lagarce dans la mise en scène de la comédienne Christiane Cohendy en 1984 avec Charles Berling, Yann Colette, Frédéric Leidgens, Anne Wiazemsky… La même année, il y eut Noises de Enzo Cormann dans celle d’Alain Françon, avec Jean-Yves Chatelais, Caroline Chaniolleau, Yann Colette, Michel Didym, Jean-Claude Durand, Anouk Grinberg, Laurence Mayor, Dominique Valadié… En 1985, ce fut Usinage de Daniel Lemahieu, un portrait doux-amer du monde ouvrier, une pièce encore en prise directe avec les réalités sociales d’aujourd’hui. C’est Claude Yersin qui l’avait mise en scène avec Marion Bierry, Jean Dautremay, Jean-Marie Frin, Hélène Vincent… Dans une note plus légère, on se souviendra du fou rire de Bertrand Bonvoisin et de ses petits camarades (Caroline Chaniolleau, Jean-Quentin Châtelain, Hélène Lapiower, André Wilms et les autres) durant la mise en espace d’Une belle journée d’août 1913 de Dominique Ducos en 1986. Quelle était la raison de ce rire contagieux que rien ne semblait pouvoir stopper ? Mais, peut-être, confondons-nous avec une autre pièce… La mise en espace deviendra spectacle deux ans plus tard. Il y eut la mise en scène de Chambres de Philippe Minyana par Alain Françon avec Jany Gastaldi, Christine Murillo, Hélène Surgère, Dominique Valadié, Michel Didym… Les Voisins de Michel Vinaver, encore une mise en scène d’Alain Françon, avec Charles Berling, Anouk Grinberg, Raymond Jourdan et Robert Rimbaud. L’année suivante, Claude Yersin mettra en scène Arromanches, un texte de Daniel Besnehard sur les retrouvailles d’une mère et de sa fille, entre douleur et tendresse, avec Françoise Bette et Andrée Tainsy, deux magnifiques comédiennes. Citons encore Conversations conjugales de Danièle Sallenave avec Nada Strancar et Alain Libolt. Des grands, de jolis moments de l’histoire du Jardin d’hiver. Et il y eut le fameux le Marathon des auteurs.
© Christophe Raynaud de Lage : Laurent Poitrenaux dans Une vie de théâtre (Ébauche d’un portrait) d’après le Journal de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de François Berreur.
Après des moments d’incertitude et de bagarre, Théâtre Ouvert devient enfin en 1988 le premier CDN de création. Cette année-là, on assiste à une succession de Cartes Blanches à des auteurs (Armand Gatti, Enzo Cormann, Jean-Christophe Bailly), à des actrices (Bérangère Bonvoisin qui nous fera découvrir Le salon transfiguré, un texte de Philippe Clévenot, Christine Murillo, Muriel Mayette, Michèle Foucher), à des acteurs (Maurice Bénichou, Jean Benguigui), à des metteurs en scène (Jean-Pierre Vincent, Charles Tordjman…) L’année suivante, ce seront d’autres parcours d’écrivains : Michel Vinaver, Jean-Luc Lagarce, Eugène Durif, Armando Llamas… Comme si chacun devait, voulait s’emparer de l’ancienne piste de danse. On gardera de ces années-là le souvenir d’une créativité et d’une énergie incroyables. Sous la Coupole du Jardin d’Hiver, il se produisait toujours quelque chose de nouveau. Dans le rire ou dans l’angoisse du lendemain. Pour les artistes, c’était à la fois un atelier et un banc d’essai. Pour le spectateur, l’occasion unique de pouvoir observer, dans l’intimité de ce petit lieu, les artistes qui y travaillaient : par exemple, un Jean-Luc Lagarce mettant en voix un texte d’Enzo Cormann. Ou, plus tard, mettant en scène une de ses propres pièces Music-Hall. Instants rares, privilégiés mais tout cela nous paraissait alors si naturel, si « normal » ! Jean-Luc Lagarce est certainement l’un des auteurs qui aura le plus marqué les années Jardin d’Hiver. Même après sa mort, on continuera à lire, mettre en espace, monter ses textes. Moment d’émotion et d’humour lorsque François Berreur mettra en scène dix/douze ans après sa disparition Une vie de théâtre (Ébauche d’un portrait) d’après son Journal, avec Laurent Poitrenaux, qu’il présentera à Théâtre Ouvert.
Au début des années 1990, à côté d’écrivains reconnus (Christine Angot, François Bon, Joël Jouanneau, Noëlle Renaude), on assistera à l’émergence de jeunes auteurs : Emmanuel Darley, Christophe Pellet, Frédéric Sonntag, Frédéric Vossier… Et d’autres spectacles vont s’inscrire dans nos mémoires : Stanislas Nordey fera une mise en scène bouleversante de la pièce de Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, avec Maria Cariès, Sarah Chaumette, Valérie Lang, Madeleine Marion, Véronique Nordey… Il y eut de très belles rencontres de comédiens avec un auteur, avec un texte : Jean-Claude Dreyfus dans Le Mardi à Monoprix d’Emmanuel Darley, dirigé par Michel Didym; Jean-Quentin Châtelain dans Kadish pour l’enfant qui ne naîtra pas de Imre Kertész, une mise en scène de Joël Jouanneau. Valérie Lang dans Sodome ma douce, un monologue de Laurent Gaudé, sous la direction de Stanislas Nordey.
En 2011, Théâtre Ouvert devient Centre National des Dramaturgies Contemporaines. En janvier 2014, Caroline Marcilhac succède à Micheline et à Lucien Attoun. Elle va s’attacher, avec l’équipe de Théâtre Ouvert, à garder l’esprit du lieu tout en inventant de nouveaux concepts : les Focus, par exemple. Et s’il y a toujours eu renouvellement, si l’on a continué de découvrir sous la Coupole de nouvelles générations d’auteurs, d’acteurs et de metteurs en scène, le dialogue avec les aînés est resté préservé : la transmission se faisant toujours dans la rencontre et dans le travail, dans l’échange et la complicité. La transmission dans une forme de compagnonnage artistique.
Le Focus #6 (4) qui aura lieu au Jardin d’hiver avant sa fermeture en témoigne. Pour cet adieu, de jeunes auteurs (entre autres Baptiste Ammam, Alexandra Badea, Aurore Jacob) seront en compagnie de Jean-Claude Grumberg, Michel Vinaver, Laurent Gaudé. On pourra revoir (ou découvrir peut-être) Raoul, le monologue que Philippe Minyana a écrit pour Raoul Fernandez et que Marcial di Fonzo Bo a mis en scène. Ce sont les souvenirs, entre confession et anecdotes savoureuses, entre rires et larmes, de celui que sa Mama Betty au Salvador habillait en fille, auquel elle apprit à coudre des robes aussi belles que celles de Dior, qui deviendra, à Paris, «l’habilleuse » de Copi et de Noureev, avant de monter sur scène avec Catherine Hiegel à la Comédie-Française, puis avec Stanislas Nordey, au TGP. Encore une histoire de rencontres et de compagnonnage. Un rendez-vous à ne pas manquer.
1) Parages/03 (2017) – La revue du Théâtre National de Strasbourg- Numéro Spécial : Théâtre Ouvert
2) Lucien Attoun et Antoine de Baecque : Pour un théâtre contemporain, Actes Sud