© Pascale Cholette – Tout mon amour de Laurent Mauvignier, mise en scène de Arnaud Meunier
Tout mon amour, une tragédie familiale
Par Chantal Boiron
Avec Tout mon amour de Laurent Mauvignier, qu’il a créé en février 2020 alors qu’il était encore directeur de la Comédie de Saint-Etienne, Arnaud Meunier signe l’un de ses meilleurs spectacles.
Attentif aux dramaturgies contemporaines, il a beaucoup contribué à faire connaître en France l’écrivain italien Stefano Massini, en montant Je crois en un seul Dieu, Femme non rééducable – Mémorandum Théâtral sur Anna Politkovskaïa et Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers (Grand prix du Syndicat de la critique en 2014). Avec Laurent Mauvignier, c’est un autre écrivain majeur qu’il met en scène. Il le fait avec rigueur et avec force.
Tout mon amour, première pièce de Laurent Mauvignier, écrite il y a une dizaine d’années pour Rodolphe Dana et le collectif Les Possédés, est un drame de l’intime, un huis clos familial. Après l’enterrement de son père, un homme se retrouve avec son épouse dans la maison du défunt. Le couple n’y était pas revenu depuis des années. Sous prétexte d’examens à préparer, leur fils n’a pas assisté à l’enterrement de son grand-père. Ni son oncle qui vit à Tokyo. Le père est affairé. La mère, pressée de repartir à Paris, de quitter cet endroit. Pour interpréter ce couple, Arnaud Meunier a choisi deux grands interprètes : Philippe Torreton, formidable de vérité, et Anne Brochet qui incarne avec talent une femme bourgeoise enfermée dans ses préjugés mais peut-être, est-ce juste une carapace pour se préserver du monde extérieur.
La scénographie que module des panneaux mobiles multiplie les détails concrets tout en restant suffisamment abstraite pour pouvoir jouer avec le temps et l’espace, avec le récit et la mémoire des uns et des autres. Dans la cuisine, une table en formica blanc. Derrière un voile transparent (le voile des souvenirs qu’on a enfouis en soi, étouffés ?), on a le salon du grand-père. Dans l’accumulation d’objets, vieillots pour la plupart, on voit que le temps a passé, qu’il s’est figé. Dès les premières scènes, on plonge dans le domaine obscur des non-dits et des discordes familiales plus ou moins latentes, d’autant que le Père voit apparaître le fantôme du grand-père (Jean-François Lapalus), et qu’entre eux la conversation tourne très vite au règlement de compte.
Dans cette ambiance tendue, conflictuelle, l’arrivée inopinée d’une inconnue (magnifique Ambre Fèbvre) sera une véritable déflagration. Comme dans un polar (Mauvignier laisse le doute planer jusqu’au bout), on découvre petit à petit la tragédie qui a frappé cette famille dix ans auparavant. Alors qu’ils se trouvaient en vacances chez le grand-père, la benjamine du couple a disparu. Elle s’est totalement volatilisée. Elle n’avait que six ans. Depuis c’est comme une chape de plomb qui s’est abattue sur eux.
Avec des dialogues concis, lapidaires, « des paroles qui s’enchevêtrent…, et qui se combattent » nous dit l’auteur, où chaque temps de pause, chaque silence est indiqué aussi précisément que chez Beckett mais ici par des caractères typographiques, Laurent Mauvignier montre comment un fait divers fréquent (combien d’enfants disparaissent chaque année ?) et d’une rare violence a brisé les liens d’affection, les liens d’amour qui unissaient une famille. Comment vivre la disparition d’un enfant, d’une sœur ? Comment peut-on l’accepter ? Comment faire son deuil ? Comment vivre l’absence et le manque ? Questions sans réponse. Après le drame, le Père, la Mère et le Fils ont fui pour toujours la maison du grand-père. Chacun s’est enfermé dans son chagrin. Désormais, chacun fait semblant et joue le rôle qu’on attend de lui. L’amour de la Mère s’est à jamais focalisé sur une petite fille de six ans dont le souvenir la hante. Chez elle, le reste n’est plus que de la haine ou de l’indifférence.
Avec l’arrivée de cette jeune fille qui prétend être Élisa, tout resurgit. Et, tout explose. Comme le personnage de Pasolini, l’intruse agit sur les membres de la famille comme le révélateur de leur vérité et du ratage de leur vie. Le Père et le Fils (Romain Fauroux), appelé à la rescousse, finiront par la croire. Pour la mère, malgré les preuves qu’Élisa a amenées avec elle (une gourmette, une peluche, la petite robe rouge), c’est une folle, une mythomane. En outre, la petite fille choyée est devenue une marginale qui a vécu dans une roulotte. Il y a une peinture sociale féroce dans la pièce de Laurent Mauvignier. La réussite matérielle du père qui vit avec sa famille à Paris s’oppose au monde paysan, plus modeste du grand-père. Entre eux, c’est aussi ce conflit-là. Quant à Élisa, elle reste l’exclue qui vit avec la peur du gendarme…
Au Théâtre du Rond-Point à Paris, du 17 mai au 4 juin 2022
À L’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège / Foix les 9 et 10 juin 2022.
Tournée 2022/2023 : au Théâtre des Célestins à Lyon du 29 mars au 7 avril 2023 ; au TNS à Strasbourg du 11 au 15 avril 2023 …
Le texte de Laurent Mauvignier est publié aux Éditions de Minuit