© Victor Tonelli
Un Festival à Villerville 2017 : l’invitation au voyage
Par Chantal Boiron
La quatrième édition d’Un Festival à Villerville (31 août-3 septembre 2017) aura marqué une étape importante. Avec dix créations en quatre jours, le festival est passé à la vitesse supérieure ; de nouveaux lieux se sont ouverts, plusieurs spectacles, comme Protagoras, se jouant même en plein air.
À Villerville, on assiste principalement à des créations, à des spectacles qui, pour la plupart, ont été uniquement répétés, élaborés durant une résidence de deux semaines dans ce petit village normand. Ce sont souvent encore des esquisses, des ébauches qu’il faut prendre comme telles : des « objets » fragiles qui vont forcément évoluer, se « bonifier » avec le temps.
Malgré une scénographie intéressante, dans un espace vide au-dessus de l’ancien casino de Villerville, malgré l’authenticité des six actrices, Merci la nuit, écrit à partir de La Sorcière de Michelet et d’une nouvelle de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, dans une mise en scène de Raphaël Dufour, pouvait déconcerter. On avait du mal à entrer dans cet univers sombre où il est question de vengeance, de solitude et de fantasmes érotiques.
Certes, il y avait plus de légèreté (parfois même un peu trop), plus de lumière aussi dans Féérie de Youssouf Abi-Ayad, réalisé avec le soutien du JTN. Cette fois, nous voilà entrainés dans un monde de rêveurs, utopistes et joyeux. Mais là encore, malgré le talent des jeunes artistes, on restait un peu sur notre faim. Attendons de revoir ces deux spectacles pour pouvoir en parler plus longuement.
Il y eut aussi, heureusement, des spectacles déjà très aboutis, et très convaincants. Par exemple, Tertullien, brillamment mis en scène par Patrick Pineau et joué par Hervé Briaux. Il fallait un grand acteur comme Hervé Briaux pour nous entraîner dans l’argumentaire de Tertullien, célèbre théologien chrétien du IIe siècle. Cet écrivain latin, qui appartenait à une famille berbère de Tunisie, était connu pour être un moraliste rigoriste et un redoutable polémiste. Bien avant Rousseau, Tertullien se dressa contre toutes les formes de spectacle. Pour lui, le théâtre était un art des plus dangereux, pervertissant à la fois celui qui en fait et celui qui le regarde. Avec Tertullien, on est dans l’art du discours, dans l’art de la rhétorique. Et, même si on les réfute totalement, même s’ils nous font rire (jaune), ses arguments fanatiques ne peuvent pas laisser indifférent. Qu’on le conteste ou pas, ce que Tertullien écrivait au IIe siècle résonne singulièrement aujourd’hui. Et ça fait réfléchir. C’est dans une des pièces du château de Villerville que s’est donné ce spectacle d’une grande intelligence. Patrick Pineau a su utiliser au mieux l’exiguïté de l’espace, jouant justement de la proximité avec le spectateur, pour que le pamphlet de Tertullien, écrit il y a maintenant 19 siècles, nous atteigne dans toute sa virulence. On espère bien que ce Tertullien-là sera repris.
Avec Protagoras ou la Vertu comme Art, on est encore dans l’art du discours. Et c’est là encore une plongée dans la pensée antique à laquelle nous sommes conviés. Mais, cette fois, nous avons encore remonté dans le temps puisque que nous sommes à Athènes sous le siècle de Périclès. Et si le propos reste grave, l’atmosphère est plus sereine, plus légère aussi. Yves Beauget a adapté avec humour Protagoras, ce Dialogue de Platon, où Socrate, par ses questions ironiques et judicieuses, prend un malin plaisir à mettre à mal les raisonnements fumeux d’un célèbre sophiste. Dans son adaptation, Yves Beauget a supprimé plusieurs personnages de Platon, notamment Alcibiade. Par contre, Protagoras qu’il interprète lui-même a un frère qui reprend une partie de ses propres théories. Mais, c’est bien chez Critias que se rendent Socrate et le jeune Hippocrate pour aller écouter le fameux orateur. Et, les principales idées que développe Platon sur l’Art de la politique, sur l’éducation, l’enseignement de ce qui est sans doute impossible à enseigner, sur la Vertu et le Courage, sont bien là. Ce qui séduit dans ce spectacle, c’est la liberté avec laquelle les comédiens réinventent à leur façon, reformulent le débat entre Socrate et Protagoras avec des mots d’aujourd’hui, des mots que nous pouvons tous comprendre. C’est une femme (Agnès Adam) qui joue Socrate. Le plaisir, l’amusement que d’évidence les acteurs prennent à cet exercice est contagieux. On est un peu comme le jeune Hippocrate (Cédric Jonchière) à compter les points entre nos deux duellistes philosophes. Et puis, nous le disions, ce spectacle se jouait à ciel ouvert, dans la cour d’une petite maison de pêcheurs : un vrai pari sous le ciel changeant de Normandie. Et, là encore, on retrouve tout à fait l’esprit des Dialogues de Platon. À Athènes, sous le ciel bleu de Grèce, on philosophait, on débattait dehors. Cet après-midi-là, à Villerville, le soleil était bien au rendez-vous..
Lionel González s’est emparé d’une des plus belles nouvelles de Dostoïevski, Douce « Récit imaginaire », que l’écrivain russe publia dans son Journal en 1876 et qui a été souvent adaptée au cinéma comme au théâtre. Dostoïevski, c’est un auteur que connaît fort bien Lionel Gonzalez. On se souvient avec bonheur de son adaptation du Joueur qu’il avait réalisée, l’an dernier, au château de Villerville. Cette fois encore, il a su trouver le lieu improbable et idéal pour nous faire entendre ce récit bouleversant : un chalet, au milieu d’un petit bois, tout au bord de la plage. Durant le spectacle, on pouvait assister à travers les vitres du chalet à un magnifique coucher de soleil qui faisait penser aux Impressionnistes, amoureux de cette région. Ce récit, qui nous entraîne vers une tragédie inéluctable que l’auteur nous laisse pressentir dès les premiers mots, s’achevait à la tombée de la nuit. Comme pour Le Joueur l’an dernier, Lionel González avait fait asseoir les spectateurs sur des chaises autour de la pièce. Au fond, un vieux piano. Il fallait cette intimité pour entendre les aveux terribles de l’usurier. Lionel González est un magnifique comédien qui sait faire siens les mots de Dostoïevski, qui les refaçonne à sa manière. Mais, parfois, il en fait un peu trop. Peut-être faudrait-il un regard extérieur pour que ce soit exactement « juste ». L’autre regret, c’est qu’il n’aille pas jusqu’au bout du récit de Dostoïevski. Il s’interrompt après la maladie de Douce laissant supposer que la jeune femme serait morte de ça. Il n’est donc pas question de son suicide, de sa chute par la fenêtre. Mais là aussi, il s’agit de la première étape d’un spectacle qui va forcément évoluer.
Autre moment fort, autre témoignage poignant de la vie d’une femme : Poil à gratter, un monologue écrit et interprété par Adeline Piketty, mis en scène par Laurence Campet. Adeline Piketty donne la parole à une clocharde, une de ces femmes que l’on voit dans nos rues sans jamais vraiment les voir, et qui nous gênent quand précisément nous croisons leur regard. La clocharde d’Adeline Piketty est d’autant plus troublante qu’il s’agit d’une clocharde « volontaire ». C’est un choix de vie, qui va à l’encontre d’une société qu’elle rejette. Avec Adeline Piketty, nulle concession. On le comprend dès qu’on la voit débarquer sur scène avec son cabas en plastique, ses allures de mec paumé, ses cheveux cachés sous son bonnet, et tandis qu’on entend à la guitare quelques notes de The Cold Song de Purcell. Purcell, notre clocharde nous l’apprendra, c’est « son pote ». En nous renvoyant sa réalité (la misère ordinaire de nos villes), cette SDF déjantée, qui nous paraît folle par moment, nous lance nos quatre vérités. Exception à la règle, ce spectacle n’était pas une création de Villerville, mais il a été créé tout récemment par une jeune compagnie, L’Auberge rouge. Et il connaît déjà un succès mérité.
Chaque année, Un Festival à Villerville réserve de jolies surprises, des moments enchantés. C’est dans le petit salon de l’hôtel Bellevue que le comédien/chanteur Demonsant interprétait, accompagné au piano par Timour Tokarev, les très belles chansons qu’il écrit. Son récital s’intitule Les Autres (1). Autre concert, autre magnifique moment : Où va cet univers ? Hommage à Léo Ferré d’Annick Cisaruk, avec David Venitucci, à l’accordéon (2).
Cette quatrième édition nous aura donc fait voyager dans le temps et dans l’espace. Elle nous aura permis de découvrir des paysages de Villerville qu’on ne soupçonnait pas ou de pénétrer dans de vieilles maisons de pêcheurs… Et surtout, elle aura fait la part belle aux femmes et aux actrices.
Rendez-vous donc en 2018 avec Alain Desnot et toute l’équipe d’Un Festival à Villerville pour une nouvelle édition.
1) En CD : Les Autres, Appartement 22
2) En concert : La Vie en vrac, voix Annick Cisaruk, composition et accordéon David Venitucci, textes de Yanowski : Les lundis 9, 16, 23, 30 octobre et 6, 13, 20, 27 novembre 2017 à 20H30, au Connétable, 55 rue des Archives 75003 Paris
Album :EPM Musique, distribué par Universal