© DR Jean-Louis Fernandez : Zoo ou l’assassin philanthrope de Vercors, mise en scène: Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville (Espace Cardin)
Vercors au Théâtre de la Ville : «Pourriez-vous me dire ce qu’est un homme ?»
Par Chantal Boiron
De Vercors, le résistant, on connaît surtout sa nouvelle Le Silence de la mer, parue en 1942 aux Éditions de Minuit, qu’il fonde clandestinement avec Pierre de Lescure sous l’occupation allemande.
En montant Zoo ou l’assassin philanthrope, la pièce que l’écrivain avait lui-même tirée de son roman philosophique Les animaux dénaturés (écrit en 1952), Emmanuel Demarcy-Mota nous plonge dans une œuvre humaniste et visionnaire. Vercors a écrit deux versions de sa pièce. La première, à la fin des années 1950. La seconde, en 1975, à la demande de Jean Mercure qui l’a mise en scène au Théâtre de la Ville.
Après avoir travaillé sur la seconde version dont il avait fait une présentation en juillet dernier au Musée d’Orsay, en lien avec l’exposition «Les Origines du monde », Emmanuel Demarcy-Mota a choisi de revenir, pour le spectacle qu’il vient de créer à l’Espace Cardin (15 mars-12 avril 2022), à la version initiale et au roman de Vercors .
« Pourriez-vous me dire ce qu’est un homme ? » interroge Vercors. Inhérente à cette question essentielle, il y en a une autre qui se pose aussitôt et qui est très actuelle, très prégnante aujourd’hui avec la loi contre la maltraitance animale : qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ? Et pour être encore plus précis : qu’est-ce qui fait sa soi-disant supériorité par rapport aux autres espèces animales sur terre ?
Au retour d’une expédition scientifique en Nouvelle-Guinée, à laquelle a participé le père Dillighan (Jauris Casanova), et que dirigeaient deux scientifiques, sa fiancée Sybil Greame (Anne Duverneuil) et Greame, son futur beau-père Charles-Roger Bour), le journaliste Douglas Templemore (Mathias Zakhar) a eu ‘volontairement’ un enfant avec Derry, une femme indigène dite Paranthropus Erectus (une tropi) qu’il a ramenée avec lui et qu’on a aussitôt enfermée dans un zoo. Après avoir déclaré le nouveau-né à la mairie, Douglas le tue d’une piqûre de strychnine. Aussitôt, il appelle le Docteur Figgins (Gérald Maillet) pour qu’il constate le décès. Celui-ci refuse le permis d’inhumer et alerte la police. La machine médiatique et judiciaire est lancée. Au procès, Figgins affirmera que le cadavre n’était pas celui d’un enfant. Avis que ne partage pas Bulbrough (Stéphane Krähenbühl), le médecin légiste chargé de l’autopsie.
Au cœur du débat : la petite victime était-elle une créature humaine ou bien un animal ? Douglas est-il un monstre qui a commis en toute préméditation un infanticide ? Ou bien, a-t-il sacrifié son propre enfant pour faire prendre conscience à ses contemporains que les tropis sont bien des créatures humaines, et des liens qui unissent l’homo sapiens et le chimpanzé ? In fine, pour réduire à néant nos préjugés racistes.
À côté du Juge Draper (Ludovic Parfait Goma), de la présidente du Jury (Sarah Karbasnikoff), des avocats et des journalistes, des scientifiques comme la professeure Kreps (Céline Carrère) sont appelés à témoigner. Tous ensemble, ils débattent, analysent, en les comparant précisément aux humains, les comportements et les aptitudes des tropis, mais également des grands singes : par exemple, leur rire, leur maîtrise du langage, leur capacité ou non à créer des symboles et des mythes, à l’abstraction etc. Au suspens de l’enquête judiciaire s’ajoute une réflexion métaphysique et morale.
Dans sa mise en scène, Emmanuel Demarcy-Mota utilise différentes formes de traitement : le film et la vidéo pour évoquer le meurtre du nouveau-né ainsi que tout ce qui s’est passé durant l’expédition, comme s’il s’agissait de documents et d’images d’archives mis à la disposition de la justice. Ces images apparaissent parfois en ombres chinoises, dans une sorte de BD onirique qui pourrait être une allusion à l’œuvre dessinée de Vercors. Cela contraste avec la théâtralité affirmée, dialoguée des scènes du procès, jouées par la troupe du Théâtre de la Ville avec efficacité et une distance souvent ironique. On a ici un travail choral. Les deux avocates (Valérie Dashwood et Marie-France Alvarez) sont en bleu. Les témoins sont assis parmi les spectateurs, au premier rang. Par moments, les spectateurs pourraient être ce peuple de tropis que, dans la jungle de Nouvelle-Guinée, l’équipe observe avec leurs petites lampes de poche. Enfin, il y a l’intrusion du fantastique avec des animaux fabuleux qui apportent une sorte de dimension magique : oiseaux, zèbres, loup… Nous pourrions être dans un conte onirique si les grilles d’un zoo ne nous rappelaient pas que, dans notre monde occidental ‘civilisé’, nous enfermons sans vergogne les animaux dits ‘sauvages’ et les privons de toute liberté.
À l’issue du procès, Douglas sera reconnu coupable. Pourtant, il échappera à la sentence finale parce que lorsqu’il a commis son geste, la loi ne protégeait pas encore les tropis. Reste sa responsabilité…
Après l’épilogue qui nous amène à réfléchir à ce « que sera l’avenir d’Homo sapiens », les acteurs, tournant le dos au public, se mettent à observer des images de la terre. En ce qui concerne l’Homme, tout reste en évolution, en devenir. Et, en question.
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