Un regard sans concession sur la société russe d’aujourd’hui
par Soizic Sergeant
Yaroslava Poulinovitch a vingt ans quand elle écrit Le rêve de Natacha. Un monologue fulgurant au langage très cru, dont l’héroïne est une jeune orpheline de seize ans rêvant d’une vie meilleure dans la Russie d’aujourd’hui.
Un succès sans précédent
Au moment de l’écriture, l’auteur n’est alors elle-même qu’une toute jeune étudiante à l’Institut de Théâtre d’Ekaterinbourg, dans l’Oural. Ce n’est pas son premier texte mais la jeune dramaturge originaire d’Omsk (Sibérie occidentale) n’est encore connue de personne en Russie.
Quand son professeur Nikolaï Kolyada lit le monologue, il perçoit tout de suite le talent de l’auteur et le potentiel de la pièce. Par l’intermédiaire d’Oleg Loevski, l’un des producteurs de théâtre les plus influents de Russie, Le rêve de Natacha devient rapidement un spectacle à Saratov, où Yaroslava Poulinovitch est invitée à voir pour la première fois son texte prendre vie sur scène. La représentation est très bien accueillie, et sera même présentée dans le off, au festival du Masque d’Or à Moscou.
Née en 1987 à Omsk, Yaroslava Poulinovitch est diplômée en 2009 de l’Institut de Théâtre d’Ekaterinbourg (sous la direction de Nikolaï Kolyada), Elle est l’auteur de 17 pièces de théâtre, parmi lesquelles Mojshiki (“Les laveurs”) et Ptitsya Feniks vozvrashchaetsya domoj (“L’oiseau Phénix rentre à la maison”), 9 adaptations dramaturgiques (“Anna et Helga” d’après Anne Frank) et 2 scénarios de cinéma dont Ya ne vernus (“Je ne reviendrai pas”), sorti en 2014. Le rêve de Natacha est le premier texte de Yaroslava Poulinovitch à être traduit en français.
Suite à ce succès quasi immédiat, Natacha fait parler d’elle dans toute la Russie ; toutes les semaines ou presque, son auteur reçoit un coup de fil d’un théâtre qui souhaite mettre en scène son monologue. Au bout d’un an, plus de vingt théâtres l’ont monté. L’année d’après, la pièce sera traduite dans de nombreuses langues (anglais, allemand, polonais, tchèque, mandarin et même catalan!).
A vingt-et-un ans, Yaroslava Poulinovitch s’est donc fait un nom dans le monde du théâtre contemporain russe grâce au Rêve de Natacha, pour lequel elle reçoit le prestigieux prix «Début» des jeunes auteurs. Les invitations affluent de toutes part, et de nombreuses propositions de collaborations lui sont faites, pour adapter des romans au théâtre ou co-écrire des scénarios de cinéma.
Un monologue puissant
Le personnage de Natacha est représentatif du thème favori des classiques russes, qui depuis toujours se sont attachés à la figure du faible. Celui qui est sans défense – à tout point de vue – et mis au ban de la société.
Avec son héroïne, Yaroslava Poulinovitch touche un problème récurrent de la société russe: les orphelinats, ces lieux fermés où l’on déplore parfois des maltraitances, inadaptés au développement des enfants sans famille. Ceux qui n’ont pas pu être adoptés sont rarement promis à un avenir radieux.
C’est le cas de Natacha, qui est «un personnage assez rude, voire brutal dans le sens primitif du terme», selon les mots de son auteur. Mais elle est aussi drôle et attachante, et sa quête effrénée de liberté et de justice la rend d’autant plus captivante.
Yaroslava Poulinovitch a choisi la forme du monologue pour rendre le texte plus puissant encore, afin d’«ouvrir l’âme de (s)on héroïne», révéler ses secrets et ses sentiments. La portée du discours de l’adolescente est d’autant plus frappante que la scène se passe dans un tribunal «pour que nous soyons tous juges de cette jeune fille».
Un nouveau courant littéraire
Pour autant, l’auteur ne veut pas qualifier sa pièce de «politique» ni de «sociale», se définissant comme «quelqu’un de très éloigné de la politique». Elle préfère raconter simplement les histoires des «gens qui nous entourent» en précisant que cela est à son sens plus profond que d’écrire des pièces sociales en tant que telles. Son souci est de rester proche de la réalité russe, qui peut être «à la fois terrible et drôle, horrible et merveilleuse».
En cela, l’oeuvre de Yaroslava Poulinovitch diffère du «Nouveau Drame», le courant littéraire actuel auquel appartiennent la plupart des dramaturges russes contemporains. Les chefs de file en sont Mikhaïl Ougarov et Elena Gremina, fondateurs du Théâtre DOC («Doc» comme documentaire). Ce théâtre indépendant basé à Moscou produit des spectacles éminemment polémiques, sur des faits politiques réels tels que l’affaire Magnitski, la prise d’otage à Beslan ou encore sur la situation des immigrés en Russie.
De nombreux jeunes auteurs, dont des élèves de Nikolaï Kolyada, ont rejoint ce courant depuis le début des années 2000. Yaroslava Poulinovitch analyse ce nouvel engouement pour l’écriture dramaturgique comme un besoin effréné de s’exprimer sous forme de protestation littéraire: «C’est un peu leur rock’n roll à eux. D’ailleurs, dans le rock russe des années 80-90, ce qui est primordial, ce sont les paroles, avant la musique. Quand, dans les années 90, le rock russe a commencé à décliner, on peut dire que la jeune dramaturgie a pris le relais: les jeunes ont écrit des pièces et ont voulu protester à travers elle.»
Yaroslava Poulinovitch ne se réclame pas de ce courant, et indique qu’il en existe un deuxième dont elle fait partie: celui des jeunes dramaturges issus de l’Ecole de Nikolaï Kolyada située à Ekaterinbourg, dans l’Oural. D’après elle, c’est la seule école en Russie produisant autant de dramaturges, dont les pièces sont jouées partout, en Russie et à l’étranger. Elle précise qu’il n’y a pas de «méthode Kolyada» mais ce dernier a un don pour dénicher les jeunes talents: «il parvient à donner confiance aux auteurs, à les convaincre d’écrire leurs angoisses, à écrire sur soi. C’est grâce à Nikolaï Kolyada que s’est formée cette école ouralienne.»
Pourtant, la jeune dramaturge écrit des pièces à la portée politique sous-jacente forte – bien qu’elle s’en défende – et son discours sur la Russie est lucide et même parfois teinté d’impertinence: «La réalité que nous montrent les deux premières chaînes de la télévision russe n’existe pas. Je pense que je n’écris pas des fables, mais plutôt des drames qui s’inspirent de la vie.»