© Marion Duhamel
Les silences de Ferdinand Vanek, alias Václav Havel
Par Chantal Boiron
À l’Artistic Théâtre, Anne-Marie Lazarini nous fait réentendre, redécouvrir Audience et Vernissage (1), deux pièces que Václav Havel (décédé il y a tout juste cinq ans) avait écrites en 1975, alors qu’il était un dissident dans la Tchécoslovaquie communiste, « normalisée » et muselée, de Gustáv Husák.
Ces deux courtes pièces sont largement autobiographiques. Havel notait dans un avant-propos qui date de 1976 : « Écrites rapidement, dans l’entrain et, à vrai dire, pour le seul amusement de mes amis, il ne m’avait pas effleuré l’esprit qu’elles pussent intéresser quelqu’un d’autre, et surtout à l’étranger. » (2). Le principal protagoniste Ferdinand Vanek est comme lui un auteur dramatique dont les pièces sont interdites et qui, pour vivre, travaille dans une brasserie. Dans les deux pièces, Havel fait également allusion à des personnalités qui lui sont très proches comme son ami Pavel Kohout, autre écrivain dissident.
Lorsqu’en 1979, Stephan Meldegg monte Audience et Vernissage pour la première fois en France, avec Pierre Arditi dans le rôle de Ferdinand, Václav Havel, un des trois porte-paroles de la Charte 77, a déjà fait plusieurs séjours en prison. En 1980, Ariane Mnouchkine mettait en scène, au Théâtre du Soleil, les minutes du Procès de Václav Havel et des autres signataires de la Charte 77. Cela avait forcément un impact sur la manière dont on appréhendait alors son théâtre. Aller voir Audience et Vernissage, ou toute autre de ses pièces, c’était aussi manifester son soutien à Václav Havel : un geste militant.
Quarante années se sont écoulées depuis. Le contexte politique n’est plus du tout le même. En 1989, la chute du Mur de Berlin marquait la fin du bloc soviétique. Juste après la Révolution de Velours à Prague, en novembre 1989, Václav Havel, jusqu’alors assigné à résidence surveillée quand il n’était pas en prison, succédait à Husák et devenait Président de la République Fédérale Tchèque et Slovaque. Aujourd’hui, ses pièces ne peuvent plus être entendues, ni jouées de la même façon. En les montant à l’Artistic Théâtre, Anne-Marie Lazarini a su mettre en évidence les ressorts théâtraux (le plus souvent comiques, à la limite de la farce) des deux pièces tout en nous révélant la complexité des relations qu’il y a entre les personnages de Havel. Certes, moult petits détails de sa mise en scène évoquent Prague dans les années 70 : un tube du groupe The Velvet Underground qu’aimait beaucoup Havel revient en boucle ; sur les murs de l’appartement de Véra et de Michael, dans Vernissage, un unique tableau, reproduit sous différents formats, « Champ de colza » du peintre tchèque Miroslav Moucha ; un portrait de Jiřina Bohdalová, célèbre actrice tchèque, sur le bureau du brasseur dans Audience… Et pourtant, on perçoit davantage avec ce spectacle ce qu’il y a d’universel dans le théâtre de Havel.
Dans Audience, on comprend fort bien aujourd’hui que la victime, ce n’est pas uniquement Ferdinand Vanek, l’intello protestataire mis au ban de la société à cause de ses idées, et que le brasseur Sladek qui a accepté de lui donner du travail l’est tout autant que lui : tous deux victimes du pouvoir en place. Dans le rapport qu’il y a entre Stéphane Fievet, qui interprète Sladek, et Vanek, joué par Cédric Colas, on pourrait croire, a priori, que c’est le brasseur qui domine l’écrivain. Déjà physiquement. Le premier étant plus grand, plus fort que le second. Et puis, Sladek détient le pouvoir de procurer, oui ou non, à Vanek un poste de magasinier, ce qui serait moins fatiguant pour lui que de rouler des fûts de bière, même vides. Mais dans le jeu des deux acteurs, comme dans le texte de Havel, c’est plus ambigu. Il n’est pas certain que Václav Havel ait voulu donner à Ferdinand Vanek le beau rôle, celui du dissident héroïque qui, jusqu’au bout, refuse de trahir ses convictions. Il y a chez Havel une trop grande lucidité (et honnêteté) vis à vis de lui-même : « Vous tous les intellectuels (…) vous êtes intouchables (…) Vous êtes le dessus du panier, même quand vous êtes au fond. (…) Et tu sais ce que je suis là-dedans ? Je suis le con qui prend des coups de pied au cul pour défendre vos principes. Je n’ai aucune chance au démarrage, et vous, il vous en reste toujours une. » dira, vers la fin, Sladek à Vanek. Écrites en 1975, ces phrases semblent prémonitoires.
Et puis, Sladek a besoin de Ferdinand autant que Ferdinand a besoin de lui. L’écrivain fréquente des artistes, des actrices célèbres qui font rêver le brasseur. Un monde qui lui restera à jamais inaccessible, tous deux le savent. Et surtout, dans un état policier, il faut des mouchards. Des dénonciations. Quand il n’y a que des « bricoles » à dire sur quelqu’un d’aussi tranquille, ou d’aussi malin (?) que Ferdinand, ça devient très compliqué. En échange du poste de magasinier, Sladek demande à Vanek de se dénoncer lui-même. Ce sera leur deal. Et, pour arriver à ses fins, ou se donner une assurance, une contenance qu’il n’a pas face à l’écrivain, Sladek cherche à le faire boire. Sladek est un alcolo. Ferdinand résiste, sans en avoir l’air, en restant toujours très poli, silencieux. Son arme à lui, c’est simplement de dire « merci » à chaque offre que lui fait le brasseur : « Ne me remerciez pas tout le temps. » lui dit Sladek. C’est Vanek qui, en fin de compte, déstabilisera Sladek.
Assis sur un petit banc, dans la salle du bas de l’Artistic Théâtre, le spectateur assiste à la pièce de Havel à travers les vitres du bureau de Sladek. Cela fait de lui un voyeur, un témoin clandestin d’un deal qui devrait rester secret. En se mettant en scène dans des situations qu’il avait lui-même vécues, Havel devenait aussi son propre voyeur. Ce qui génère des situations plutôt comiques. Car, bien sûr, il y a le rire, les gags. Par exemple, dès que le brasseur va aux toilettes après avoir bu sa bière cul sec, Vanek verse la sienne, dans le verre de Sladek selon les didascalies de Havel, dans un pot de fleurs dans la mise en scène d’Anne-Marie Lazarini : la plante meurt peu à peu.
Les deux pièces de Havel se passent dans deux lieux différents, à des moments différents. Plutôt qu’un changement de décor, Anne-Marie Lazarini a préféré concevoir avec le scénographe François Cabanat deux espaces contigus. À la fin d’Audience, le spectateur quitte donc la brasserie de Sladek pour suivre chez eux les soi-disant amis de Ferdinand, Véra et Michael (Frédérique Lazarini et Marc Schapira). Cette fois encore, le spectateur se retrouve dans la situation du voyeur. Le voilà installé dans l’appartement cossu et douillet d’un couple de petits bourgeois, avec une décoration kitsch qui se voudrait design. Durant cette soirée de vernissage, Véra et Michael n’auront de cesse d’expliquer et de démontrer à Ferdinand leur réussite à eux, et ses échecs à lui. Car tout semble leur réussir : un mariage harmonieux, un enfant intelligent, la possibilité de voyager en Occident, un superbe appartement… jusqu’au « décortiqueur électrique » rapporté de Suisse par Michael. A contrario, la vie de Ferdinand est un ratage total, dont lui seul serait le responsable : ses pièces sont interdites à cause de son entêtement et son refus de tout compromis. Son mariage avec Éva se délite. Face aux critiques grossières, brutales que lui assènent « ses amis », face à leur hystérie, Ferdinand reste calme, silencieux. On l’a compris, c’est sa manière à lui de résister. Et, une arme imparable : les apparences de bonheur auxquelles voudraient, lui et nous, faire croire Véra et Michael explosent, se brisent d’un seul coup. Tout n’était que mensonge et illusion. Le côté absurde qu’il y a dans Vernissage éclate dans la mise en scène d’Anne-Marie Lazarini. À chaque fois que Véra veut faire écouter à Ferdinand un des 33 tours que Michael a rapportés de Suisse, il y a un effet lumière. Anne-Marie Lazarini fait de Véra et de Michael des personnages de farce qui nous font rire. Ils sont même pathétiques à force d’être ridicules : « Le pathos est l’un des thèmes principaux de l’humour ; l’un des principes fondamentaux de l’humour est la dépathétisation. » écrit Havel, dans L’Anatomie du gag.
Tout comme Sladek, Véra et Michael ont besoin de Ferdinand Vanek pour exister, plus qu’il n’a besoin d’eux. Quant à Ferdinand, c’est lui qui détient le vrai pouvoir : le pouvoir des mots, de la parole, et donc celui de maîtriser un silence qui en dit beaucoup plus que les mots. Un silence qui agit comme un agent chimique chez les autres, car c’est le révélateur de leurs propres faiblesses.
Il y a de l’absurde chez Havel. Mais pas seulement. Au-delà des gags, des situations presque caricaturales qui nous font rire ou sourire, il a l’art aussi de nous révéler, avec une subtilité incroyable, l’ambivalence et la fragilité des rapports humains. Et ça, effectivement, c’est universel, à toutes les époques, dans toutes les sociétés.
1) Audience et Vernissage, Artistic Théâtre, 45 bis rue Richard Lenoir 75011 Paris Tél/ O1 43 56 38 32 (jusqu’au 31 décembre 2016)
2) Audience Vernissage Pétition de Václav Havel, traduit du tchèque par Marcel Aymonin et Stefan Meldegg – Préface de Milan Kundera – Gallimard NRF « Du monde entier », 1980