Bienvenue sur le site de la revue Ubu
 

Agnès et Mirandolina face à la violence des hommes

© Simon Gosselin :Suzanne Aubert et Claude Duparfait dans L’École des femmes de Molière, mise en scèneet scénographie : Stéphane Braunschweig

 

Agnès et Mirandolina, face à la violence des hommes

Par Chantal Boiron

 

Alors que des marches ont lieu, en France, en Espagne, ou dans d’autres pays d’Europe, pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes, la relecture « féministe » que font Alain Françon et Stéphane Braunschweig de deux pièces classiques, La Locandiera de Goldoni à la Comédie-Française pour le premier et L’École des femmes de Molière à l’Odéon-Théâtre de l’Europe pour le second, interpelle. Dans ces deux très beaux spectacles, on voit une femme faire face, seule, à une société d’hommes.

 

Agnès, « la jeune fille innocente » de Molière ?

 

Stéphane Braunschweig, qui signe la mise en scène et la scénographie, situe aujourd’hui L’École des femmes, une pièce de 1662. La première image que l’on retient, ce sont les lustres de l’Odéon se reflétant dans de grandes baies vitrées. À l’avant-scène, Arnolphe (formidable Claude Duparfait) et son ami Chrysalde (Assane Timbo) font du vélo électrique. Des rideaux masquent le reste du plateau. Quand Arnolphe les fait ouvrir par ses serviteurs, par delà les baies vitrées, on aperçoit en perspective Agnès (Suzanne Aubert) seule, dans sa chambre. Son lit, immense, est comme un refuge, l’endroit où elle se sent chez elle, mais suggère aussi une scène érotique.

Agnès vit isolée, coupée du monde, enfermée dans un couvent puis dans une maison à l’écart de la ville, séquestrée depuis sa plus jeune enfance par Monsieur de La Souche, alias Arnolphe. Persuadé que toutes les femmes trompent leur mari et décidé à ne pas courir un jour le risque d’être cocu, Arnolphe l’a enlevée, le mot n’est pas trop fort (il s’agit bien plus d’un rapt que de l’adoption d’une orpheline de quatre ans) pour l’éduquer (la dresser ?) et en faire la femme idéale selon lui : c’est à dire, entièrement dépendante, ignare et soumise. L’obsession d’Arnolphe vire à la folie. Dès la première la scène, Chrysalde le dit « fou ».

Claude Duparfait est un Arnolphe ambigu, complexe. Au début, c’est un homme inquiet, suspicieux mais vulnérable et attachant. En mini-short, baskets et tee-shirt, Agnès est une ado d’aujourd’hui, spontanée, joueuse : « une jeune fille innocente » précise Molière. Dans une vidéo NB, on l’a vue s’amuser avec son petit chat quand il était encore vivant. Elle est belle, sensuelle, un brin « allumeuse ». Allongée sur son lit, elle a quelque chose de Bardot dans Le Mépris de Godard. Derrière les baies vitrées de sa chambre, elle nous fait aussi penser à Nastassja Kinski dans Paris Texas de Wim Wenders, dans sa cabine de peep-show. On peut comprendre qu’Arnolphe soit littéralement « fou » d’elle. Et, l’on peut comprendre qu’Agnès ait des gestes d’affection envers lui. Il est désormais son unique « parent ». Et puis, ces gestes parfois équivoques, Arnolphe les lui a probablement appris. Faire d’Agnès un objet de désir manipulable, contrôlable est certainement l’un des objectifs de son programme éducatif. Il y a aussi forcément chez Agnès le syndrome de la victime attachée à son bourreau. Stéphane Braunschweig laisse planer le doute.

À la différence d’autres pièces de Molière, il n’y a pas de présence féminine protectrice auprès d’Agnès. Contrairement, par exemple, à Dorine qui veille sur Mariane dans Le Tartuffe, Georgette, la servante d’Arnolphe, n’est ni sa confidente, ni sa complice. Pourtant, dans son ignorance de la vie, Agnès n’est pas totalement dupe. Lorsqu’elle découpe rageusement la photo d’elle enfant (sans doute sa dernière photo avant qu’elle ne devienne la pupille d’Arnolphe), on peut voir dans son geste toute la souffrance d’une enfance volée, d’une enfance brisée. Comment pourrait-elle ne pas tomber amoureuse du premier jeune homme entr’aperçu dès qu’elle peut s’échapper de sa prison de verre et entrer en contact avec le monde extérieur ?

Dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig, on la verra se libérer peu à peu de ses chaînes. Elle se rebelle contre Arnolphe qui menace son amour pour Horace (Glenn Marausse). Et quand Arnophe lui demande de lire Les Maximes du mariage ou les Devoirs de la femme mariée, on voit bien qu’elle est consciente de la violence de ce qu’on lui fait dire. On rit. Mais c’est terrifiant. À la fin de la 2ème maxime, Agnès répète plusieurs fois le mot « laide » comme dans un écho moqueur. En lisant les maximes suivantes, elle joue nerveusement avec le cordon qui rattachait les feuillets. Après la 5ème maxime, elle fait même semblant de s’étrangler avec. Entre la 7ème et la 9ème, elle se tape la joue comme d’autres se tapent la tête contre un mur : c’est de l’autodestruction. À la 10ème maxime, Arnolphe fait semblant de lui mettre un voile sur la tête : Agnès rit. C’est rire pour ne pas sombrer. Elle se moque de son tyran avec le peu de moyens dont elle dispose. Elle se révolte par le jeu. Au dernier acte, le plateau est nu. Le sol est rouge. Il ne reste plus que les grandes vitres du décor. Courageuse, pugnace, Agnès continue de faire face à Arnolphe qui a pété un câble après avoir écouté sa lettre à Horace. Et là, on bascule dans le tragique. D’inquiet, Arnolphe devient inquiétant. Dangereux. La violence qu’il tentait de contenir jusqu’alors explose au grand jour. C’est de la folie furieuse et l’on peut tout craindre pour Agnès. La maison de Monsieur de La Souche, la chambre même de la jeune fille, lieu de son intimité, pourraient devenir une scène d’agression et de viol.

Quand la véritable identité d’Agnès est connue de tous, on pourrait croire la jeune fille, qui vient de retrouver son père et qui va épouser le jeune homme qu’elle aime, enfin hors de danger. Pourtant, elle semble perdue, comme un animal traqué, face à tous ces hommes qui l’entourent et qui décident de son avenir sans lui demander son avis. Dans cette société machiste, Agnès est une proie idéale. Il y a de la peur en elle. Elle fuit et s’échappe par la salle.

 

 

Mirandolina, la Locandiera « rouée » de Goldoni ?

 

 

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française : Florence Viala et Stéphane Varupenne dans La Locandiera de Goldoni, mise en scène par Alain Françon à la Comédie-Française

 

Un siècle plus tard, l’Italien Carlo Goldoni écrit La Locandiera (l’aubergiste). Une de ses pièces les plus jouées qu’Alain Françon met en scène à la Comédie-Française avec élégance et beaucoup de finesse. Il avait demandé une nouvelle traduction à Myriam Tanant (1)

L’aubergiste Mirandolina (Florence Viala) est une femme libre, émancipée. Une femme de caractère et pleine de charme. Elle vient d’hériter d’une superbe auberge à Florence qu’elle gère avec talent. Ses clients, le Marquis de Forlipopoli (Michel Vuillermoz) et le Comte d’Albafiorita (Hervé Pierre) rivalisent pour la séduire, l’un en prétendant la protéger, l’autre en la couvrant de cadeaux, et cela pas uniquement parce que c’est une jolie femme. Pourtant, à y réfléchir, la situation de Mirandolina n’est guère meilleure que celle d’Agnès. Certes son auberge est prospère et ses clients sont à ses pieds. Mais, Mirandolina est elle aussi une femme seule au milieu d’hommes. Outre le Marquis et le Comte, il y a Fabrizio (Laurent Stocker), le valet de l’auberge, avec qui elle s’est engagée. Et, il y a le Chevalier de Ripafratta (Stéphane Varupenne), un homme étrange, misogyne pour qui toutes les femmes sont des comédiennes rusées qu’il faut fuir comme la peste. Sa devise : ne jamais tomber amoureux. Vexée par la grossièreté du Chevalier qui lui reproche des draps de mauvaise qualité, Mirandolina va tout faire pour le rendre amoureux. Le jeu s’avère dangereux.

Alain Françon met au centre de sa mise en scène l’auberge de Mirandolina. Durant les trois actes de la pièce, le scénographe Jacques Gabel nous en fera faire le tour. On ira de la cour jusqu’au grenier, en passant par la chambre somptueuse du Chevalier, ou encore les appartements de Mirandolina. Sans oublier l’interminable couloir, lieu de toutes les confidences et de tous les aveux. Ainsi l’auberge de Mirandolina devient-elle le théâtre des malentendus, des jeux de séduction et des mensonges, de la comédie dans tous ses éclats. Michel Vuillermoz et Hervé Pierre sont excellents dans leurs personnages de rivaux, transis et trompés. Leur rivalité en fait un duo comique qui fonctionne à merveille. L’un, sans le sou et radin. L’autre, riche et dépensier. Les deux comédiennes, Dejanira et Ortensia (Coraly Zahonero et Françoise Gillard ou Clotilde de Bayser) sont également des personnages de la Commedia dell’arte.

Pour Fabrizio et le Chevalier, les choses sont plus complexes. Ce sont les deux seuls personnages sincères de la pièce : eux, ils ne trichent pas. Si l’on peut rire des excès du Chevalier, l’ennemi des femmes, il n’est jamais ridicule dans l’interprétation qu’en fait Stéphane Varupenne. Au contraire, c’est un homme séduisant et fin, malgré ses idées fixes sur les femmes. On peut comprendre que Mirandolina soit attirée par lui et qu’il y ait un trouble entre eux dans la scène de la chambre. Quand il reconnaît son amour de la jeune femme, on dirait qu’il a « pété les plombs ». Il passe d’un excès à l’autre. Son désir de Mirandolina devient du harcèlement. Fabrizio est lui aussi au bord de la crise de nerfs : « Je n’en peux plus » ne cesse-t-il de répéter. Il se brûle en apportant les fers à Mirandolina en train de repasser. À la différence du Chevalier, c’est lui-même qu’il pourrait mettre en danger. Quant à Mirandolina, c’est un des personnages féminins les plus fascinants du répertoire classique : une femme indépendante, féministe avant l’heure, très intelligente, qui maîtrise à merveille l’art de la manipulation et qui, pourtant, se piège elle-même en voulant piéger le chevalier, au risque de tout perdre.

À la fin du troisième Acte, il y a une rupture dans la vie de tous les personnages de la pièce. La légèreté des premières scènes a disparu. Éconduit par Mirandolina, se rendant compte qu’il a été berné, ridiculisé, le Chevalier se sauve. Le Comte et le Marquis quittent eux aussi l’auberge à la demande de leur hôtesse. Pour sauver sa réputation, Mirandolina doit en effet composer, « s’arranger » avec la société qui l’entoure. Elle épousera Fabrizio : un mariage de raison. Tous deux le savent. La dernière (très belle) image du spectacle, c’est celle de Fabrizio et de Mirandolina, seuls, regardant Florence, chacun derrière sa fenêtre. Des regards qui vont dans la même direction mais qui ne se croisent pas.

 

 

 

L’École des femmes de Molière, mise en scène : Stéphane Braunschweig ; à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 29 décembre 2018) ; 8 et 9 janvier 2019 : La Coursive – Scène nationale La Rochelle ; 15 au 19 janvier  2019 : La Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale ; 29 et 30 janvier 2019: Bonlieu – Scène nationale Annecy ; 5 au 8 février 2019 : Théâtre de Liège ; 6 au 9 mars  2019 : La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national ; 20 au 22 mars 2019 : Les Théâtres – Marseille ; 28 et 29 mars 2019 : Besançon Franche-Comté – Centre dramatique national ; 23 au 26 mai 2019 : Théâtre Dijon Bourgogne – Centre dramatique national

La Locandiera de Carlo Goldoni, mise en scène : Alain Françon ; Comédie-Française, Salle Richelieu jusqu‘au 10 février 2019 : www.comedie-francaise.fr

1) Myriam Tanant est décédée en février 2018. La Locandiera de Carlo Goldoni aura été sa dernière traduction de l’italien.

 

 

Share Post