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Andromaque à l’Odéon : « Des ruisseaux de sang…»

©  Simon Gosselin : Bénédicte Cerutti dans Andromaque de Jean Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

             

Andromaque à l’Odéon : « Des ruisseaux de sang… »

Par Chantal Boiron

Racine est un auteur qui réussit à Stéphane Braunschweig. Quand il met en scène ses tragédies, on est frappé par la finesse et la justesse de son interprétation de l’œuvre racinienne. Nous avions beaucoup aimé Iphigénie il y a deux ans. Aujourd’hui, nous aimons tout autant Andromaque.

Dans la tragédie de Racine, la Troyenne Andromaque (Bénédicte Cerutti) et la Grecque Hermione (Chloé Réjon) sont des ennemies et des rivales, malgré elles. De fait, ce sont deux femmes victimes de la guerre que se mènent les hommes, en l’occurrence celle des Grecs contre les Troyens : victime directe pour Andromaque, victime collatérale pour Hermione. L’enjeu véritable du drame racinien étant la vie ou la mort d’un enfant pour soi-disant garantir la paix mais à travers lequel se poursuit une guerre des plus sauvages.

© Simon Gosselin : Bénédicte Cerutti (Andromaque) et Alexandre Pallu (Pyrrhus) 

Un marivaudage tragique

Résumons ce que nous raconte Racine : Oreste, prince grec, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre (qu’il a assassinée), aime sa cousine Hermione, fille d’Hélène et de Ménélas, qui aime Pyrrhus, un des héros de la Guerre de Troie, qui aime Andromaque, princesse troyenne et sa captive depuis la victoire des Grecs sur les Troyens. Quant à Andromaque, tout entière fidèle à son époux Hector, tué durant la guerre par Achille, le père de Pyrrhus, elle ne pense qu’à sauver leur fils, Astyanax. Présenté ainsi, cela pourrait nous faire penser à une ronde sentimentale, et faire pourquoi pas l’objet d’une sorte de marivaudage. Mais ici, on est dans une tragédie sans issue où chacun s’ingénie à travestir ses vrais sentiments et à jouer avec ceux de l’autre pour arriver à ses fins, remettant tout en cause selon qu’on lui laisse ou pas une lueur d’espoir.

Pour conquérir Andromaque (Bénédicte Cerutti) et Hermione (Chloé Réjon), Pierreux (Alexandre Pallu) et Oreste ( Pierric Plathier) se livrent aux chantages les plus ignobles. Dans sa tenue de combat, Pyrrhus nous apparaît comme un mercenaire barbare pour qui compte uniquement la voix des armes. Sans pitié, il se sert du fils d’Andromaque, d’un enfant, pour assurer le peu de pouvoir qu’il a sur elle. Devant le fils du meurtrier de son époux, en proie à la douleur et à l’angoisse de perdre son fils, Andromaque (magnifique Bénédicte Cérutti) reste toujours digne. Vulnérable dans son amour pour sa prisonnière, Pyrrhus est aussi celui qui tua avec une cruauté inouïe Priam, le vieux père d’Hector, comme le lui rappellera Hermione dans sa fureur.

© Simon Gosselin : Pierric Plathier (Oreste), Alexandre Pallu (Pyrrhus), Jean-Philippe Vidal (Phoenix)

Qui, en réalité, mène la danse ?

Pourtant, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig, et précisément dans le choix de ses deux interprètes féminines, Bénédicte Cerutti et Chloé Réjon, charismatiques, passionnées, enfiévrées, ce sont, en fin de compte, Andromaque et Hermione qui mènent la danse. On les aime mais elles détestent ceux qui les adorent et, à leur tour, elles vont les utiliser pour arriver à leurs buts. Sans état d’âme, elles non plus. Dans une guerre, tout n’est-il pas permis ? Toutes deux en ont fait la douloureuse expérience.

Pour Hermione, princesse délaissée et humiliée, Oreste sera donc « le bras de sa vengeance ». Pour Andromaque, Pyrrhus sera l’outil, le moyen de tenir sa promesse à Hector et de préserver la vie de leur enfant. D’ailleurs, la dernière (très belle) image du spectacle nous montre Andromaque serrant Astyanax dans ses bras. Ce que les deux femmes ont en commun, c’est leur détermination à aller jusqu’au bout, quitte à faire couler du sang, toujours plus de sang. Notamment, Hermione, aveuglée par sa rage contre Pyrrhus. Elle en sera la première victime. Chloé Réjon est bouleversante dans les dernières scènes de la tragédie. Face à elles, lucides, conscients qu’ils ne seront jamais aimés par celles qu’ils aiment, Oreste et Pyrrhus iront vers leur destin.

© Simon Gosselin : Chloé Réjon (Hermione) et Clémentine Vignais (Cléone)

Noir, blanc, rouge

Stéphane Braunschweig qui, comme d’habitude, signe également la scénographie, choisit l’épure. On est dans l’essentiel. Pas de décor : juste une table sur le plateau vide de l’Odéon pour les premières scènes. En revanche, trois couleurs s’imposent à nous dès le premier regard : le noir des murs nus du théâtre, le blanc de la nappe qui recouvre la table ou, plus tard, de la robe de mariée d’Andromaque et, surtout, le rouge, comme une rivière rouge qui s’étend sur le sol, symbolisant les « ruisseaux de sang » dont parle Hermione dans le cinquième Acte : le sang qui a tant coulé durant la guerre de Troie, le sang d’Hector, de Priam et des autres. Mais aussi le sang des morts à venir. Et, le rouge de la passion.

Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon 75006 Paris Loc. 01 44 85 40 40 (jusqu’au 22 décembre 2023)

 

 

 

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