Bienvenue sur le site de la revue Ubu
 

Anne Kessler : jouer, mettre en scène, dessiner…

© C. Raynaud de Lage (Collection Comédie-Française): Ex-traits de femmes d’après Molière ; conception et interprétation : Anne Kessler

 

 

Anne Kessler : jouer, mettre en scène, dessiner…

 

Par Chantal Boiron

Durant « la saison Molière », que nous a offerte la Comédie-Française pour fêter le 400ème anniversaire de sa naissance, Anne Kessler a mis en scène deux Singulis au Studio : Le Silence de Molière de Giovanni Macchia où elle a dirigé l’une de nos plus grandes comédiennes Danièle Lebrun, et Ex-traits de femmes d’après Molière, qu’elle a conçu et interprété.

 

La fille solitaire de Molière

Dans Le Silence de Molière, l’Italien Giovanni Macchia nous fait entendre la parole de quelqu’un qui fut très important dans la vie de Molière mais qui ne s’est jamais exprimée et dont on ignore presque tout : Esprit-Madeleine Molière, sa fille unique, la seule de ses quatre enfants qui ait atteint l’âge adulte. Esprit-Madeleine avait une soixantaine d’années quand elle est décédée. Giovanni Macchia a imaginé qu’elle acceptait enfin, après s’être montrée très récalcitrante, de répondre aux questions d’un jeune homme qui l’interroge sur sa vie, sur son père, sur le théâtre. Si l’on ignore tout de la fille de Molière, c’est parce qu’elle s’est longtemps réfugiée dans un couvent pour fuir ce qui la faisait souffrir et qu’elle refusait : la scène qui la privait de son père, le monde artificiel du théâtre, et les Béjart qui en étaient les représentants éclatants, la solitude d’une enfant qui n’était pas actrice dans une famille d’illustres comédiens.

 

Danièle Lebrun dans "Le Silence de Molière", - Singulis mis en scène par Anne Kessler au Studio de la Comédie-Française,. Photo: Vincent Ptet

© Vincent Pontet – Danièle Lebrun dans SINGULIS – Le Silence de Molière de Giovanni Macchia, mise en scène : Anne Kessler, au Studio de la Comédie-Française

 

Anne Kessler a imaginé qu’elle surgissait de son 17ème siècle et que, dans une sorte de conférence intime, elle répondait aux questions des spectateurs. C’est simple et émouvant. Danièle Lebrun est là, assise, avec sa toilette d’un autre siècle et sa perruque sophistiquée, se reflétant dans un miroir posé près d’elle. Sous les éclairages diffus et subtils d’Éric Dumas, c’est comme une ombre surgie d’un autre monde, que l’on devine peu à peu dans un clair-obscur. De ce que nous dit Esprit-Madeleine, on comprend quel fut son amour pour son père avec, peut-être, entre ces deux êtres, une suite de malentendus et de rendez-vous manqués. Quand Molière meurt, elle n’a que huit ans. Dans Le Malade imaginaire, son ultime pièce, il avait écrit pour elle le rôle de Louison. Une petite fille de sept ou huit ans à qui son père demande d’espionner sa sœur aînée et qui, maligne et espiègle, ne lui dit pas tout. Même si Argan est en colère et voudrait se montrer intraitable, il ne résiste pas longtemps à la tendresse qu’il éprouve pour son enfant. Louison est le seul personnage de petite fille dans toute l’œuvre de Molière. Et la scène qu’il a imaginée entre elle et Argan, c’est le seul moment de vraie complicité entre un père et son enfant.

Pourtant, dans la réalité, Esprit-Madeleine ne jouera jamais la fille de son père sur un plateau de théâtre. Elle ne sera jamais comédienne bien qu’elle prenne un vrai plaisir à nous parler des spectacles de son père, de l’ambiance des répétitions, du talent de sa mère, un plaisir presque sensuel que nous fait partager Danièle Lebrun. Mais, ces plaisirs-là, le fille de Molière ne fait que les observer. Elle ne les vivra pas. Elle n’a ni le talent ni la passion de ses parents pour le théâtre.

Le jeu distancié, parfois ironique de Danièle Lebrun accentue le désespoir qu’on perçoit dans son personnage. Le drame d’Esprit-Madeleine, ce n’est pas seulement celle d’une vie de solitude et de frustrations, ni la tragédie du soupçon qui pesait sur sa naissance. C’est sa tristesse d’avoir connu un père vieilli, malade, un homme vulnérable, blessé par la trahison de Racine et qui, comme Alceste, songeait à se retirer du monde. 

 

Un hommage ludique aux héroïnes de Molière

Anne Kessler est comédienne, metteuse en scène et, ce que l’on sait moins, elle dessine, et fait de l’animation graphique. Son dernier Singulis, Ext-raits de femmes est un condensé de ses talents. Elle a eu la belle idée de vouloir rendre hommage aux principaux personnages féminins de Molière. Ne serait-ce que pour nous prouver que celui-ci n’était pas le misogyne que d’aucuns voudraient nous faire croire et qu’il a su, au contraire, regarder les femmes avec un regard complice, quel que soit leur milieu social, leur fonction familiale, ou leur âge. Il a osé mettre sur scène des servantes comme Dorine qui n’ont pas peur de défier leur maître et qui sont comme une contre-pouvoir face à l’égoïsme et à l’autoritarisme aveugle des pères. Dans ce Singulis, il est  beaucoup question d’amour, et sous toutes ses formes.

Anne Kessler a donc convoqué sur le plateau du Studio la petite Louison, la plus jeune des héroïnes de Molière et Madame Pernelle, la grand-mère dans Tartuffe, Célimène et Arsinoé, les deux rivales du Misanthrope, les deux sœurs, Henriette et Armande des Femmes savantes, sans oublier Agnès de L’École des femmes ou Elvire dans Dom Juan… Pour chacune d’entre elles, on a juste une scène, un « extrait » qui nous la dessine précisément en quelques « traits » essentiels. C’est la même tenue pour toutes ; un simple accessoire (ruban, chapeau de paille etc. ) suffit à caractériser chacune d’entre elles. Et il y a le talent de la comédienne qui passe de l’une à l’autre avec une aisance déconcertante. Comme si, à travers ces différents personnages, il s’agissait d’une seule et unique femme, aux multiples facettes.

 

Anne Kessler dans "Extraits de femmes" d'après Molière au Studio de la Comédie-Française ©C.-Raynaud-de-Lage-coll.-CF

© C. Raynaud-de-Lage- coll.-CF : Anne Kessler dans Ex-traits de femmes d’après Molière au Studio de la Comédie-Française

 

Pour chaque scène, la comédienne nous suggère un décor, un univers différent : par exemple, la plage et le bruit de la mer pour Henriette et Armande qui se disputent Clitandre. C’est fait avec finesse (un mot presque banal quand il s’agit d’Anne Kessler) et ludisme. Elle, qui a l’art d’inventer avec peu de moyens, transforme le décor conçu par Éric Ruf pour Le Mariage forcé (dans lequel se joue son Singulis) en écrans pour ses dessins qui s’animent sous nos yeux dans une sorte de BD, humoristique et poétique. La légèreté, chez Anne Kessler, c’est aussi une manière élégante de nous faire entendre des choses plus graves : la tendresse d’Argan pour Louison, la douleur d’une Elvire, la jalousie et l’amertume d’Armande qui se rend compte qu’elle a perdu sottement Clitandre…

On est sous le charme.

 

Le Silence de Molière de Giovanni Macchia, interprétation : Danièle Lebrun, du 9 au 27 février 2022

Ex-traits de femmes, d’après Molière ; conception, interprétation et animation graphique: Anne Kessler, du 8 au 29 juin 2022

 

 

 

 

 

,

Share Post