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Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues

Du vertige de la passion au vertige des mots

Par Chantal Boiron

Antoine

Cléopâtre

La pièce de Tiago Rodrigues, Antoine et Cléopâtre, commence par ces deux noms qui, depuis des siècles, résonnent ensemble comme une évidence. C’est Sofia Dias qui a dit « Antoine ». C’est Vítor Roriz qui a dit « Cléopâtre ». Avec ces deux noms, Tiago Rodrigues nous entraine dans le vertige de la passion amoureuse mais aussi dans le vertige de l’écriture.

Tiago Rodrigues est acteur, auteur, metteur en scène, réalisateur… Depuis décembre 2014, il est le directeur artistique du Teatro Nacional D.Maria II de Lisbonne. Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand chose sur un artiste qui a tous les talents et qui multiplie, alors qu’il n’a pas encore 40 ans, les expériences les plus diverses. Si l’on ajoute, par exemple, qu’il a travaillé comme apprenti dans un restaurant Trois étoiles (certes, pour les besoins d’un spectacle), qu’il a été journaliste, qu’il s’est fait remarquer au cinéma dans le film de João Canijo Mal Nascida, qu’il a travaillé, à de nombreuses reprises, aux côtés de Tg STAN, qu’il été professeur invité à la célèbre école P.A.R.T.S. que dirige Anne Teresa de Keersmaeker, qu’il a traduit Rodrigo Garcia, on n’aura pas encore tout dit sur Tiago Rodrigues mais on pourra commencer à se faire une petite idée du parcours singulier de ce Lisboète curieux de tout, polyglotte et grand voyageur. Et l’on ne pourra s’empêcher de se dire qu’il faut sans doute avoir vécu «tout ça» pour arriver à écrire d’une manière si juste et si concise.

 Tiago Rodrigues vient de présenter (1), dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre de la Bastille (sa seconde maison à Paris), Antoine et Cléopâtre. Créé en 2014, ce poème en prose, constitué de neuf Chants, a été joué en portugais au Festival d’Avignon, en juillet 2015. Au Théâtre de la Bastille, Sofia Dias et Vítor Roriz le disaient en français, dans la traduction de Thomas Resendes. Les interprètes de Tiago Rodrigues peuvent en effet, tout comme ceux de Tg STAN, jouer dans plusieurs langues : le portugais bien entendu, mais aussi l’anglais et le français. Ce que le léger, très léger, accent de Sofia Dias et de Vítor Roriz apporte à la version française, c’est encore un peu plus de sensualité et d’humour.

Vítor Roriz

Au début, cela pourrait être comme un jeu de rôles : Vítor dit ce que fait Cléopâtre. Sofia dit ce que fait Antoine. C’est le début du vertige. Ça nous montre aussi combien ce couple fusionnel est en parfaite harmonie : ce que l’un dit, fait et pense, l’autre le dit, le fait et le pense. On est bien loin des égarements politico-amoureux du général Marc Antoine que Plutarque analyse dans Vies parallèles des hommes illustres, ou encore de la tragédie de Shakespeare. Même si Tiago Rodrigues s’est inspiré de ces deux auteurs, même s’il y a dans son texte des citations de Shakespeare, même si sa pièce commence là où commence celle de Shakespeare (quand Antoine apprend la mort de sa femme Fulvie), c’est d’abord l’histoire d’un couple d’aujourd’hui qu’il nous raconte avec ses deux interprètes. Et, il ne faut pas s’attendre à retrouver ici le bruit et la fureur de ce couple de monstres sacrés que furent Richard Burton et Élizabeth Taylor dans Cléopâtre, le film légendaire de Mankiewicz. Pas d’images de batailles en cinémascope dans la mise en scène de Tiago Rodrigues. Ni de débauche de vidéos à la Frank Castorf. On est au théâtre. On ne le quitte pas. C’est uniquement avec les moyens du théâtre, par l’intensité de leurs présences et le pouvoir des mots, que Sofia Dias et Vítor Roriz nous font pénétrer l’intimité d’un couple mythique. Ils sont en jeans. Et, ce qui nous touche immédiatement, c’est leur ton naturel et direct, comme s’ils nous parlaient d’eux-mêmes. Avec une petite pointe d’humour. Ils ont exactement la distance qu’il faut par rapport à leurs personnages.
Le plateau, recouvert d’une immense toile claire, pourrait évoquer le désert blanc d’Égypte. Seul élément de scénographie : un mobile dont les cercles reflètent la lumière et démultiplient les visages. Même simplicité, même justesse dans la chorégraphie des mouvements et des gestes. Ne l’oublions pas : Sofia Dias et Vítor Roriz sont chorégraphes et danseurs. Au début du spectacle, Antoine et Cléopâtre sont très proches l’un de l’autre, presqu’à se toucher. Il y a de la sensualité dans la relation entre les corps de ces deux amants. Il y en a également dans la musicalité des phrases et des mots qui se répètent : « Antoine enlace Cléopâtre. Cléopâtre se laisse enlacer ».  De rares pauses, juste le temps de boire un verre d’eau en écoutant quelques bribes de la musique géniale du film de Mankiewicz.
Plus tard, quand Antoine partira à Rome avec le Jeune César pour épouser sa sœur Octavie, ils s’éloigneront l’un de l’autre, jusqu’à ce que le plateau tout entier les sépare. On a deux corps qui se sont aimés passionnément, qui se sont perdus et qui, maintenant, se cherchent… en vain. Antoine et Cléopâtre ne sont plus dans le même présent : Sofia dit les mots de Cléopâtre ; Vítor dit les mots d’Antoine. On est passé au Je, et au Tu. Antoine reparti à Rome, les ombres ont peu à peu gagné le plateau. Après le jeu des corps, c’est donc le ballet des ombres. Ce sont comme des tableaux qui se dessinent sur l’immense étendue claire. Désormais, la tragédie, annoncée par la vision d’Antoine dès le Premier Chant, peut advenir. Dans un accès de jalousie, Cléopâtre poignarde les vêtements qu’Antoine avait laissés à Alexandrie et qu’elle portait après son départ. L’union parfaite qui unissait Antoine et Cléopâtre a été brisée, à jamais. Quand Antoine et Cléopâtre se reverront, ce sera pour se donner la mort.

Oui, cela pourrait se résumer à ça : l’amour, la mort… La musicalité des voix et le vertige des mots.

Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues, traduit du portugais en français par Thomas Resendes – Les Solitaires Intempestifs, juin 2016 14€
Présenté en français au Théâtre de la Bastille du 14 septembre au 3 octobre 2016
Tournée : 13 – 15 octobre 2016 : Kaaitheater, Bruxelles en anglais; 4 et 5 mai 2017 : Grande Salle du Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène Européenne en portugais avec surtitres en français; 12 et 13 mai 2017 : Théâtre Populaire Romand, La Chaux-de-Fonds (Suisse) en portugais avec surtitres en français; 19 mai 2017 : Théâtre Forum Meyrin, Meyrin (Suisse) en français

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