© ADF : Une Assemblée de femmes (d’après Aristophane), par le Théâtre National Palestinien, mise en scène de Roxane Borgna et Jean-Claude Fall
« Briser le mur du silence »
Par Chantal Boiron
Roxane Borgna, Laurent Révol (Compagnie Nageurs de Nuit) et Jean-Claude Fall ont présenté pour la première fois au Théâtre du Soleil, les 11, 12 et 18 octobre 2025, leur diptyque, Assemblées de femmes palestiniennes, constitué d’une pièce de théâtre d’après L’Assemblée des femmes d’Aristophane et d’un film documentaire, Le Parlement des femmes palestiniennes (A Palestinian Women Assembly).
La pièce avait été créée par la troupe du Théâtre National Palestinien El-Hakawati dans une mise en scène de Jean-Claude Fall et la dramaturgie de Roxane Borgna, à Jérusalem-Est, en 2021.
Le film, signé par Roxane Borgna et Laurent Rojol, a été tourné un an plus tard dans plusieurs villes de Cisjordanie : Jérusalem, Ramallah, Naplouse, Jéricho, Hébron et le village bédouin d’Al Majjaz (à Masafer YaRa, dans le désert au sud d’Hébron).
C’est Ariane Mnouchkine qui a proposé aux trois artistes de présenter la pièce et le film dans la même soirée. L’idée était pertinente et elle fonctionne très bien. Dans la pièce comme dans le film, ce sont des femmes qui sont les principales protagonistes. Et, que ce soit dans le film ou dans la pièce, elles nous parlent de la nécessité de justice et d’égalité des droits entre tous les membres de la société.

© ADF : Une Assemblée de femmes (d’après Aristophane), par le Théâtre National Palestinien, mise en scène de Roxane Borgna et Jean-Claude Fall (Nageurs de Nuit).
Une farce antique qui nous parle d’aujourd’hui
Invitée par l’Institut Français de Jérusalem, Roxane Borgna avait envisagé, au départ, de mettre en scène un texte écrit par une autrice palestinienne : « Je voulais une parole de femme mais pas une pièce qui soit polarisée sur le conflit et la situation actuelle. ». Comme elle n’en trouvait pas, Jean-Claude Fall lui a parlé de L’Assemblée des femmes d’Aristophane, une comédie écrite au IVème siècle avant Jésus-Christ. C’est lui qui en a fait l’adaptation scénique, la transposant à notre époque, supprimant tout ce qu’il y avait de grivois chez Aristophane, ne gardant que l’essentiel : le stratagème des Athéniennes pour siéger à l’Assemblée du Peuple à la place des hommes et entreprendre les réformes nécessaires qui sauveront leur cité. Jouée en arabe avec des surtitres en français, par huit comédiens et comédiennes du Théâtre National Palestinien, El-Hakawati de Jérusalem-Est (Iman Aoun, Yasmine Shalaldeh, Shaden Saleem, Ameena Adileh, Mays Assi, Nidal Jubeh, Firas Farrah, Amer Khalil), la pièce d’Aristophane résonne très fort encore de nos jours. Dans son travail dramaturgique, Roxane Borgna a introduit dans le spectacle de courts inserts en images d’entretiens qu’elle a faits avec des femmes palestiniennes, projetés sur trois écrans en tissu, et qu’on retrouvera ensuite dans leur entièreté dans le documentaire. Ainsi, y a-t-il un écho continu, une interaction entre la pièce de théâtre et le film, qui apporte toute sa cohérence au diptyque. C’est comme si les Palestiniennes du documentaires et les actrices de la pièce dialoguaient ensemble.
« Une femme présidente pourrait changer beaucoup de choses » dit l’une des Palestiniennes rencontrées par Roxane Borgna et Laurent Rojol pour leur documentaire. C’est justement ce que démontre Artistophane. Fatiguées de l’incompétence des hommes qui ne vont à l’assemblée que pour en profiter et encaisser leurs défraiements, et qui mettent en danger l’avenir de leur cité, les femmes d’Athènes décident de prendre le pouvoir. Durant leur sommeil, elles s’emparent des costumes de leurs maris, trop grands pour elles, se mettent des barbes et des moustaches, des chapeaux et des cravates, et prennent leur place sur l’agora. À leur réveil, les maris n’auront d’autre choix que de se vêtir avec les chemises de nuit de leurs femmes. En retard et ridicules, ils ne toucheront pas leurs défraiements et seront évincés des votes. Grâce à leur stratagème, ce sont les femmes qui, désormais, gouverneront le pays.
La pièce a été montée avec très peu de moyens. Dans le noir, on aperçoit les actrices palestiniennes se déguiser en hommes, en s’éclairant avec de simples lampes électriques. Ce sera l’unique éclairage. Pour haranguer la foule et prononcer leurs discours, elles montent sur une échelle et se servent d’un mégaphone. Si leurs propositions, parfois exagérées, nous font sourire (c’est une farce), on est surpris par l’audace et la modernité de celles « qui ont déjà la responsabilité de gérer la maison ». Reprenant leurs vêtements de femmes d’aujourd’hui, elles annoncent point par point leur nouveau programme à leurs époux, en réfutant avec bon sens chacune de leurs objections : la lutte contre la corruption, la liberté de circuler, la liberté sexuelle, la fin de la propriété, le partage équitable des terres et des biens et des ressources etc. : « Tout appartiendra à tous ». Il y a là quelque chose de révolutionnaire ! Avec elles, c’est le rêve d’une nouvelle utopie ou « la dernière chance » de changer la société : « Le monde sera meilleur… On va y arriver ! » On est étonné par la modernité de la farce d’Aristophane aussi bien par rapport à ce qui se passe actuellement en Palestine que dans nos démocraties occidentales. C’est joyeux et on rit, mais en se disant que cela pourrait être bien, en effet, la « dernière chance ».
Les comédiennes et comédiens du Théâtre National de Palestine sont formidables. Pourtant, Roxane Borgna raconte que, lorsque les actrices ont vu le documentaire, elles se sont dit : «On va être écrasées.» Et, il est vrai que les Palestiniennes qu’on découvre dans le film sont bouleversantes. Simplement, par le jeu et le rire, le théâtre apporte une distance nécessaire.

© ADF : Le Parlement des femmes palestiniennes (A Palestinian Women Assembly), un film/documentaire de Roxane Borgna et Laurent Rojol, Nageurs de Nuit (2022)
Un autre visage de la Palestine
Le documentaire a été tourné en cinq jours, avec un budget de 5000€, à Jérusalem, Ramallah, Naplouse, Jéricho, Hébron et dans un village bédouin, dans le désert au sud de Hébron. Le montage, en revanche, a duré quatre mois. Résultat : un film rythmé, captivant. En voyant défiler des paysages si contrastés, les rues bondées, animés des villes et, au contraire, les villages bédouins isolés, privés de tout, dans un désert occupé par l’armée israélienne, on pourrait penser à un road-movie à travers la Cisjordanie. Mais, ce qui fait la grande force du film, ce sont les Palestiniennes que Roxane Borna et Laurent Rojol ont rencontrées et filmées, dans des Women Centers, des théâtres, une grotte au sud d’Hébron, une oliveraie… Des femmes de différentes générations, de différents milieux, qui prennent la parole. La parole qui leur a été confisquée durant des décennies : « Ma mère me disait toujours, ne parle pas » raconte l’une d’elles. Artistes, directrice d’association ou co-fondatrice de la première radio féminine en Palestine, mères de famille ou étudiantes, citadines ou villageoises, voilées ou pas, elles parlent de leur vie, de ce qu’elles subissent, de leurs combats au quotidien contre le système patriarcal et le sexisme, contre les traditions ancestrales et les discriminations, contre les mariages précoces et la violence, pour plus de liberté et d’égalité. Grâce à elles, nous découvrons un autre visage de la société palestinienne.
Ce sont des femmes d’aujourd’hui, lucides et responsables, qui agissent, se battent et regardent vers l’avenir. Ce qui nous frappe, c’est leur dignité, leur fierté. Elles ont toujours le sourire même lorsqu’elles évoquent des moments particulièrement difficiles : « Je suis une femme forte qui peut agir » dit la maman de Tarteel, une adolescente gravement brûlée quand elle était enfant et qu’elle a sauvée en l’emmenant aux Etats-Unis pour qu’elle y soit soignée. Elles deviennent les actrices du changement de la société palestinienne. On sent chez elles l’envie et la joie de parler, de « briser le mur du silence » : « Il faut savoir comment elles tiennent entre l’occupation israélienne et le patriarcat » observe Roxane Borgna. À cela, ajoutons la pauvreté et l’isolement pour celles qui vivent dans le village d’Al Majjaz : « À Masafer YaRa, cela fait dix ans que les Israéliens revendiquent ces territoires pour en faire une zone militaire. On a une société militaire face à une société civile. Dix-huit villages bédouins ont déjà été attaqués dans le Sud d’Hébron. Leurs bulldozers écrasent tout. »
Réalisé avant les attaques terroristes du Hamas du 7 septembre 2023, la dévastation de Gaza par l’armée israélienne et la libération des derniers otages, le diptyque garde son actualité et sa force. Roxane Borgna a pu rester en relation avec les Palestiniennes qu’elle avait rencontrées pour le documentaire : « Elles sont toutes sur Facebook ». En revanche, c’est beaucoup plus compliqué pour les villageoises d’Al Majjaz : « Pendant que le regard international se focalisait sur Gaza, il y avait beaucoup d’exactions en Cisjordanie. C’est une occupation très dure. Je pense que leur village n’existe plus car le village à côté a été détruit… Alors, elles se déplacent. »
On peut regretter la frilosité des programmateurs français qui ne sont pas venus très nombreux au Théâtre du Soleil : « La Palestine, c’est ultra-politique ! » constate Roxane Borgna. Pourtant toute l’équipe du Théâtre du Soleil s’était totalement investie, envoyant les communiqués, informant son public, relançant les journalistes etc. À son habitude, Ariane était bien là, à la porte de son théâtre, pour accueillir les spectateurs.
Le lendemain de leur dernière représentation au Théâtre du Soleil, les comédiens et comédiennes du Théâtre National Palestinien repartaient à Jérusalem-Est… Espérons qu’on les reverra bientôt en France….
Au Théâtre du Soleil, les 11, 12 et 18 octobre 2025