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Entretien Fabrice Luchini

Luchini : « Il faut tenter de dire Rimbaud mais c’est impossible »

« Malheur à moi, je suis nuance », Nietzsche

Entretien avec Jean-Pierre Thibaudat

Poésie ? ,  c’est le titre du spectacle que, seul en scène, Fabrice Luchini joue actuellement et entend jouer partout en France dans les petits théâtres à l’italienne des petites villes, devant un public n’excédant jamais 400 personnes.  Seul en scène, entouré de livres, parfois assis, souvent debout  il lit, dit des poètes, de Paul Valéry à Arthur Rimbaud.

Fabrice Luchini a Inauguré il y a 30 ans, avec Voyage au bout de la nuit  de Louis-Ferdinand  Céline, ses spectacles « seuls en scène » d’un genre très particulier. Ses lectures de textes, agrémentées ou pas de commentaires,  sont devenues un phénomène, – ses salles sont combles -, faisant de lui une star du genre, souvent imitée.

Le genre n’est pas nouveau, d’Alain Cuny hier à Serge Merlin aujourd’hui, le théâtre français est friand de ces proférateurs qui font gronder les textes des plus grands, de Claudel à Thomas Bernhard. Mais Luchini met en scène le dire dans une parlerie qui entoure le dire du poème jusqu’à en faire un show même si depuis peu, il semble vouloir en revenir à l’essentiel, au comment dire la poésie devant un public.

A bientôt 64 ans, Fabrice Luchini a décidé de ne plus faire le pitre à la télévision, de tourner moins de films et de consacrer l’essentiel de son temps à la poésie et de la dire, seul en scène.  Á travers ce spectacle, il entend aussi rendre hommage à Laurent Terzieff, acteur d’une intégrité et d’une exigence rares, avec qui il a joué  peu avant sa disparition (1). Grand diseur solitaire de poésie lui aussi, Terzieff aimait à dire, se souvient Luchini : « être un poète c’est une manière de sentir ». Mais être l’acteur seul en scène qui dit le poète, c’est quoi ? Cela fait trente ans que Fabrice Luchini se pose la question.

UBU : Quel hasard ou quelle nécessité font qu’en 1985 tu te retrouves seul sur une scène à lire des pages du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Cet auteur, ce livre t’obsédaient. Mais de là à le dire  sur une scène…

Avec le succès du film Les nuits de la pleine lune  d’Eric Rohmer, en 1985, je sors d’un long purgatoire de quinze ans. Je suis au festival de Venise et tout change. Tout s’ouvre. Et la première ouverture,  je la dois à trois femmes, Danièle Catan, Désirée Faraon et Renée Fernandez qui travaillaient au Théâtre Renaud-Barrault  en bas des Champs Elysées [aujourd’hui le théâtre du Rond-Point]. Elles m’invitent à prendre un café au théâtre, je vois errer magnifiquement Jean-Louis Barrault. Et ces trois femmes me disent : Jean-Louis  veut ouvrir un horaire inattendu, 18h30 -19h40h, à l’apéritif, pourquoi ne viendrais-tu pas y dire des textes que tu aimes. Je leur dis n’avoir aucune idée. Elles me disent : tu nous parles souvent de Céline. Je dis non, surtout pas, vous êtes folles. Derrière cette frayeur il y a ces lignes de Paul Valéry qui ont fondé ma vie et que je dis aujourd’hui dans le spectacle de poésie que je joue actuellement :

«  La voix humaine semble si belle intérieurement, et prise au plus près de sa source, que les diseurs de profession – dans lesquels je m‘intègre – presque toujours me sont insupportables qui prétendent faire valoir, interpréter, quand ils surchargent, débauchent les intentions, altèrent les harmonies d’un texte  et qu’ils substituent leur lyrisme au chant propre des mots combinés »  (Variété, Œuvres, Gallimard, « La Pléiade », T. 1, pp. 623-624).

Je n’échappe pas à la déclaration de guerre de Valéry  aux acteurs. Cette phrase m’obsède. Toucher à l’agencement musical par essence pour y mettre une voix d’acteurs, c’est un péché.

Mais ces trois femmes insistent, elles me disent : à 18h30 tu n’as pas la pression, tu peux dire les choses à plat. Elles finissent par me convaincre. Ma vie a basculé là. Un soir, je sors du métro Champs Elysées Clémenceau et je vois une queue de 150 mètres devant le théâtre. C’est le plus beau souvenir de ma vie. Le public est là, la critique est favorable. La matrice est là.  Le Voyage, j’ai dû le jouer 4 ou 5000 fois en vingt ans.

Et tout s’est enchaîné au fil des années ?

Oui,  L’arrivée à New York  [autres pages  du  Voyage  de Céline], les fables de La Fontaine (un spectacle  que j’ai dû jouer pendant dix ans), Flaubert, Le Point sur Robert où je racontais ma rencontre avec Roland Barthes, les années Palace, Valéry, Chrétien de Troyes, etc.. 

Le fait d’être seul  en scène a-t-il modifié ta façon de jouer ?

Oui, car il n’y a pas de mur, tu affrontes frontalement le public.  On ne joue pas pour le public mais on joue avec lui, ce que Jouvet appelait « le sentiment du public », cet organe qui te fait jouer. Quand tu joues une pièce, ton instinct est de ne pas jouer avec le public. Paradoxalement, jouer seul purifie cette démarche obscène de jouer avec le public. C’est ton partenaire. C’est la phrase de Michel Bouquet [l’un des maîtres de Fabrice Luchini]: « ils ne viennent pas te regarder jouer mais ils viennent jouer avec toi. ». Il m’a dit aussi : « Je sais pourquoi ces spectacles seul sen scène que tu fais remportent du succès, c’est que le public en sort renseigné sur lui-même ». Le public c’est bizarre comme partenaire. Il ne faut pas le prendre individuellement, il ne faut surtout pas parler avec les spectateurs  après. C’est un partenaire magique pendant la représentation.

Et Luchini de citer intégralement ce dialogue de Claudel  (L’échange) que citait souvent Jouvet et  qu’il dit à la fin de son spectacle  Poésie ? :

« LECHY ELBERNON. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est.

MARTHE. Non

LRCHY ELBERNON. Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.

MARTHE. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ?

LECHY ELBERNON. Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive que quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. »

Jouvet était obsédé par ces répliques. Et aussi par ces mots de Valéry : « Les mots sont des planches jetées sur un abîme avec lesquels on traverse l’espace d’une pensée, et qui souffrent le passage et non point la station. L’homme en vif mouvement les emprunte et se sauve.  Mais s’il insiste le moins du monde  ce peu de temps les rompt et tout s’en va dans les profondeurs. »

Depuis 1985, as-tu évolué dans ta façon de dire ?

Oui. C’est le drame de mon métier : « Rien ne vaut que par épuisement physique » (encore Jouvet). C’est un art humiliant. La bonne énergie n’est pas une énergie de force. Tu es au plus près des mots quand tu es dans la moindre forme physique. L’art du texte demande une humilité et la certitude que c’est impossible. En 85 je me suis laissé aller, par la puissance de ces trois femmes, à oser toucher un écrivain qui m’a fondé. Et aujourd’hui je dis que c’est impossible à atteindre. C’est touchant de le faire tous les soirs. C’est impossible de dire Rimbaud.

Et pourtant tu le dis chaque soir. Certains soirs, tu ne te dis jamais : là, je suis à l’écoute, je le tiens ?

Parfois. Vingt secondes sur Le Bateau  ivre. On a beau avoir écrit des milliers de pages sur Rimbaud, c’est une autre langue, encore plus difficile qu’une langue étrangère.  Son poème Les Assis (1871), on n’y comprend rien.

C’est incantatoire, on comprend sans comprendre …

J’ai mis trente ans à  comprendre qu’il fallait que je comprenne sans comprendre. En étant  presque tous les soirs sur scène, j’ai compris que c’est impossible. Mon instrument s’est amélioré, j’ai compris que je ne dois pas imposer mon lyrisme, qu’il n’y a pas d’interprétation neutre. Le partenaire (le public) est toujours là mais j’ai moins d’illusion sur lui. Faire Poésie ?, c’est être dans la minorité. J’en reviens toujours à la phrase de Valéry que je te citais au début. L’art de dire des textes est un acte minoritaire. Mais c’est ma passion. Je ne vis que pour ça. Je suis né pour dire des textes, m’approcher de l‘agencement des mots. Il n’y a pas de mots, il n’y a que des agencements.

Et de  dire, tout en agencements,  deux strophes du  Bateau Ivre de Rimbaud :

« Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur »

Ne pas comprendre. Mais des milliers d’heures à travailler les rythmes !

On sent que tu cherches à remonter au moment même de l’écriture, à retrouver le geste premier. Ce que disait Klaus Grüber à ses acteurs de Bérénice : « je veux entendre la plume de Racine gratter le papier ».

Pour moi, dire ne peut passer que par ce qui tu viens de dire. Rappelle-toi Jouvet expliquant à ses acteurs le geste du tireur à l’arc. « Il y a la flèche, un fil, un muscle qui tend le fil. Il lâche. La phrase, l’imprimé, c’est la fin du parcours, moi je vous demande de retrouver l’endroit d’où est partie la flèche » dit Jouvet. C’est une tentative faustienne. Retrouver l’état poétique, énergétique dans lequel étaient Céline, Flaubert et Rimbaud au moment où ils écrivaient. Il faut perpétuellement tenter cela. Mais c’est impossible.

1) Dans Molly de Brian Friel, mise en scène de Laurent Terzieff (2005)

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