Ecrire avec le corps
Par Odile Quirot
Le corps d’abord, les mots après. Ainsi écrit Jos Houben, acteur et auteur loufoque et aérien. Il a signé L’Art du rire, conférence amusée et amusante sur les liens entre la mécanique du corps et celle des zygomatiques de ses spectateurs. Ce spectacle créé en 2008, tient aussi de la leçon de choses philosophiques et Jos Houben ne cesse de voyager avec lui. Peut-être parce que, grandi entre deux langues, le flamand et le français, né en 1959, Jos Houben a t-il toujours su que s’affranchir des mots et de leurs frontières, c’est gagner en liberté.
Cette saison, avant de se prêter en mars dernier à Citizen Jobs – spectacle de Jean-François Peyret inspiré du créateur de la marque Apple- il a écrit Marcel, un duo burlesque et rêveur qu’il interprète aux cotés de Marcello Magni. Ce grand acteur italien est son ami depuis trente ans. Ils se sont rencontrés à l’école Jacques Lecoq où étudiait alors aussi un certain Simon Mc Burney. A eux trois, ils cofondèrent en 1983 le Théâtre Complicité, troupe anglaise formidable. Puis Jos Houben a vagabondé de workshops en ateliers dans le monde entier, de séries pour la télévision anglaise en spectacles avec le musicien Georges Aperghis. Il a aussi imaginé Répertoire, un spectacle espiègle qui transformerait en fan de Mauricio Kagel l’auditeur le plus imperméable à la musique contemporaine. Peter Brook savait bien sûr ce qu’il faisait en demandant (en 2008 avec reprise en 2015) à Jos Houben et Marcello Magni de jouer, aux cotés de Kathryn Hunter, de lumineux Fragments où le désespoir de Samuel Beckett resplendit en un burlesque alliage de rire et d’effroi. Jos Houben dit ici deux ou trois choses de ce qui l’anime, au sens propre et figuré.
« Je suivais des études de philosophie tout en me demandant : mais que vais-je faire avec tous ces mots ? Je prenais aussi des cours de théâtre avec un acteur issu de l’école Jacques Lecoq. J’ai décidé d’aller y voir de plus près. D’emblée, je suis tombé amoureux de cette école où l’acteur était au centre et pouvait tout incarner, un arbre, un oiseau, avec presque rien, ni décor, ni costume. On aurait dit que les lumières venaient de son corps, mais ce n’était pas un corps codifié et il ne s’agissait pas de mime. Chez Lecoq, on explorait la nature de l’espace théâtral, sa dynamique, la ligne verticale, qui amène la dimension tragique, l’horizontale, la comique. Les cours techniques portaient sur le tirer/pousser, sur les efforts du corps, sur le temps et le contre temps, sur le masque. Si texte il y avait, il s’agissait de chercher quel en était l’espace -grand ou petit- et la matière- élastique ou dans les sables. En première année, Lecoq nous envoyait observer la ville, les gens, par exemple les rythmes des va et vient à la Gare du Nord, différents de ceux de la Gare d’Austerlitz. Puis il s’agissait de restituer fidèlement nos observations. Ce n’est qu’en deuxième année que venait un travail, toujours en groupe, sur l’art de transposition. Chez Lecoq, on ne travaille seul que lors des deux dernières semaines. Il donne alors à chacun une phrase afin qu’il en fasse une création individuelle. Pour moi, ce fut : « Il ne fallait pas y aller ». Lecoq disait : « La parole, c’est la couronne. Le texte est dans le plancher, il donne pied, il ne tombe pas d’en haut ». Ensuite, ce fut la belle aventure avec le théâtre de Complicité. Mais je voulais emmagasiner beaucoup d’expériences différentes, j’ai étudié par exemple des pas de music-hall avec un vieux danseur. J’ai travaillé avec des enfants sourds. Les sourds sont de grands regardeurs. Il ne faut rien agrandir, juste leur proposer un monde où la parole n’est pas nécessaire. Je me souviens avec émotion de ce jour où je jouais avec des masques et où soudain, un môme de six ans a parlé pour la première fois de sa vie: il n’avait jamais été mis en situation de vrai jeu d’enfant. J’ai fait beaucoup de workshops, j’aime cela, ce sont des lieux de rencontre et de recherche. Le théâtre du Samovar à Bagnolet m’a donné carte blanche pour montrer ce que j’enseigne dans ces workshops. Ainsi est né « l’Art du rire », un spectacle qui n’avait pas vocation à en être un. Je ne suis pas un stand up professionnel, un amuseur, ou un soliste. Ce n’est pas tant le rire qui m’intéresse, mais les rieurs. J’ai recueilli les réactions du public et je les ai mises en jeu: par exemple, a t’on le droit de rire ou non de telle situation ? Sans cesse l’acteur/auteur continue à écrire avec son public. Et j’ai découvert combien le rire est une porte ; il me permet de parler de notre relation avec notre corps et celui des autres, du fait que nous soyons incarnés et que cela soit bon, au sens rabelaisien, dans une société où le corps est soit trop petit ou trop grand, soit trop nourri ou trop maigre. A l’issue du spectacle, les gens viennent me dire non pas combien je suis drôle, mais combien ils sont touchés. Cela me va : je fais du théâtre pour libérer le public, lui raconter des choses sur lui, pas sur moi. Dans Marcel, je voulais célébrer avec mon copain Marcello Magni la relation de l’Auguste et du clown blanc, et l’art de la poursuite. Marcel traite aussi du silence et de la solitude, du corps âgé qui se rappelle de son corps d’enfance. On y voit un homme se surprendre à retrouver des gestes anciens, donc des émotions. Il existe un lien que je pourrais dire presque naturel avec Fragments de Beckett, un auteur qui prend le corps comme métaphore de notre existence, lui enlève son luxe, le met en situation de handicap dans un espace brutalement vide. Brook prépare l’acteur avec la précision et l’exigence d’un pianiste, mais c’est avec le public que l’acteur doit chercher ce qu’est ce texte. Il s’agit de jouer tous les soirs avec une énorme spontanéité. »