© Dario Bonazza : Materiale per Medea de Heiner Müller, mise en scène de, et avec Agata Tomšič (Compagnie ErosAntEros)
ErosAntEros fête ses quinze ans…
Par Chantal Boiron
En Europe, et ailleurs, il existe des structures artistiques indépendantes qui font un travail formidable, exigeant et engagé, avec une équipe restreinte et peu de moyens. C’est le cas de la compagnie italienne ErosAntEros, animée par Agata Tomšič et Davide Sacco qui, cette année, fête ses quinze ans.
Pour célébrer son anniversaire, ErosAntEros a proposé, en avant-premières, les 26 et 27 septembre 2025, au public de Ravenne, où la compagnie est implantée, deux nouvelles créations Materiale per Medea de Heiner Müller, un spectacle de et avec Agata Tomšič, et Quelli che si allontanano da Omelas d’après la romancière américaine Ursula K. Le Guin, dans la mise en scène de Davide Secco, ainsi que deux tables rondes.
L’une de ces tables rondes était justement consacrée à l’histoire et à l’évolution d’ErosAntEros, entre tradition et avant-garde. L’autre, à l’œuvre de Heiner Müller.
Materiale per Medea
© Dario Bonazza : Materiale per Medea de Heiner Müller mis en scène et avec Agata Tomšič (Compagnie ErosAntEros)
Médée-Matériau de Heiner Müller est constitué de trois fragments de textes que le dramaturge allemand a réunis : Rivage à l’abandon, Médée-matériau et Paysage avec Argonautes (VERKOMMENES UFER MEDEAMATERIAL LANDSCHAFT MIT ARGONAUTEN). Un triptyque de neuf pages, à la forme indéterminée, pour dire la vie et la mort, l’amour et la haine, la lutte acharnée d’un homme et d’une femme… Et, pour nous parler d’un monde, plus particulièrement de l’Europe, en train de se désagréger et des ruines de l’Histoire. En 1983, Müller a lui-même monté son triptyque, véritable paysage poétique, avec la complicité du metteur en scène Matthias Langhoff, au Schauspielhaus Bochum, dans le cadre des Theatertreffen de Berlin. Matthias Langhoff remontera la pièce beaucoup plus tard, en 2023 à la Comédie de Caen, avec Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo. Entretemps, il y avait eu, en 2002, la version poignante du Russe Anatoli Vassiliev, avec Valérie Dréville.
Avec Agata Tomšič, à la fois metteuse en scène et interprète, on a le regard d’une artiste femme sur l’une des figures les plus sombres de la mythologie grecque. Amoureuse et meurtrière, magicienne et infanticide, prêtresse barbare et putain émigrée, Médée ira jusqu’au bout de sa vengeance envers Jason. Dans sa mise en scène, c’est le public, assis en cercle, qui constitue le dispositif scénique. Cette intimité convient très bien au triptyque de Heiner Müller. Le cercle, c’est l’espace du conte, du récit. Mais ici, c’est également le lieu d’où l’on regarde, l’espace du voyeur. Jason n’est pas l’unique visiteur du peepshow dont lui-même parlait à propos de son texte. Chaque spectateur devient un voyeur. Au centre du cercle, on a installé une minuscule estrade, une sorte de pupitre, où il y a juste de la place pour un micro et deux ballons dorés, un plus grand et un plus petit, qui représentent les deux enfants qu’elle a eus avec Jason. C’est de là que Médée parlera. Mais, d’abord, dans le noir total, on entend la voix d’Agata Tomšič, qui tourne autour du cercle, autour de nous, spectateurs. On ne la voit pas mais on sent son souffle, juste derrière nous. Sa voix est amplifiée par les micros. C’est le cri de colère et de douleur d’une femme abandonnée lâchement par l’homme qu’elle aime. Le travail qui a été réalisé sur la bande son, signée par Matevž Kolenc, est remarquable. C’est un véritable paysage sonore d’où se détachent quelques notes de musique. Quand enfin une lueur l’éclaire furtivement, on voit Agata Tomšič surgir du noir, des ténèbres, comme une figure gothique, enveloppée dans un immense manteau à capuche, sous lequel on devine sa nudité. Debout, tournant autour d’elle-même, pour s’adresser à chacun des spectateurs, elle fait crisser avec ses ongles le caoutchouc des ballons annonçant, par ce simple geste, sa terrible vengeance. La comédienne crée le spectacle par son jeu. Ainsi, elle participe aux éclairages de Gianni Gamberini comme elle participe à la bande son. Avec une simple lampe de poche, elle éclaire tour à tour, dans cette rotation qu’elle fait sur elle-même, chaque spectateur, au regard duquel elle s’offre dans sa nudité, et qui devient alors, comme Jason, le temps d’une seconde ou deux, l’unique «visiteur du peep-show». La comédienne est aussi sa propre costumière, se transformant à vue sous les yeux du public, se nouant autour de la taille une couverture de survie dorée qui, sous la lumière diffuse, devient une superbe jupe d’or, sa robe de mariée magique qu’elle offrira, un cadeau de la mort, à la fille de Créon, sa rivale. Le noir et l’or sont les deux couleurs de ce spectacle minimaliste et intense. Elle se tient droite, les seins nus, provocatrice et sublime. Une créature dangereuse, inquiétante, mais tellement libre. C’est une Médée révoltée et combattive qu’incarne Agata Tomšič, qui dresse à Jason le compte exact de tout ce qu’elle lui a offert : la trahison d’un père, la mort d’un frère, son amour absolu, la naissance de deux enfants. Tout cela, pour être abandonnée par lui dans un pays hostile où elle est l’étrangère, la réfugiée émigrée. Sans état d’âme, elle crève les deux ballons, tuant ainsi leurs deux enfants. Agata Tomšič est une magnifique tragédienne. Dans sa Médée, si moderne, il y a un combat féministe. Et, de ce monologue théâtral, elle fait un véritable opéra à une seule voix.
Quelli che si allontanano da Omelas
© Dario Bonazza : Quelli che si allontanano da Omelas d’après Ursula K. Le Guin, mise en scène de Davide Sacco, avec Eva Robin’s et les musiciens Giuseppe Lo Bue, Gianluca Lo Presti, Davide Sacco (Compagnie ErosAntEros)
L’aspect musical est fondamental dans les spectacles de la compagnie ErosAntEros. Davide Sacco a monté Quelli che si allontanano da Omelas (Ceux qui partent d’Omelas), d’après le roman de science-fiction de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin, avec des musiciens et Eva Robin’s, une comédienne iconique en Italie, qui fait ici un magnifique travail de récitante, de soliste. C’est du théâtre musical, entre littérature et réalité. Les trois musiciens de La Mano Sinistra (Giuseppe Lo Bue, Gianluca Lo Presti, et Davide Sacco lui-même) jouent en live, ils sont excellents, et cela apporte beaucoup au spectacle. On pourrait penser aux songs de Brecht, sur des rythmes d’aujourd’hui.
Le troisième élément, très important, dans la mise en scène de Davide Sacco, c’est la vidéo avec des images de guerre, des images violentes reflétant l’actualité. On y voit des enfants seuls, abandonnés. Les éclairages, jouant sur le noir et les gris, créent une atmosphère mystérieuse et mélancolique.
Dans le roman d’Ursula K. Le Guin, Omelas est, apparemment, une ville utopique, une ville de conte de fée où règnent la prospérité et une forme d’humanisme. Pas de roi, pas d’esclaves, pas de hiérarchie. Mais cela au prix fort : tacitement, le bonheur de la ville repose sur la misère, les malheurs d’un enfant, sorte de bouc émissaire. Ses souffrances sont telles que ceux qui le voient quittent Omelas, et ne reviennent jamais. Où vont-ils ? On l’ignore. Mais peu importe. Sans doute, ont-ils fait le « bon » choix. Ursula K. Le Guin s’inscrit dans une philosophie morale. D’aucuns prétendent qu’elle se serait inspirée des Frère Karamazov de Dostoïevski mais l’écrivaine a toujours dit qu’elle avait trouvé le thème de l’enfant bouc émissaire chez le psychologue et philosophe américain, William James. S’il est difficile de dire que la question du bien et du mal est présente dans le spectacle de Davide Sacco, en revanche, on y trouve la question de la tolérance et du respect de l’autre. Les images de guerre en vidéo évoquent la guerre en Ukraine, les atrocités de Gaza, les paradoxes de nos sociétés modernes qui courent après un bonheur factice et qui, malgré leur prospérité, se referment de plus en plus sur elles-mêmes, et refusent de voir la souffrance des autres.
Ce qui fait la force du spectacle de Davide Sacco, c’est sa simplicité apparente. Si l’on analyse ce que l’on voit, on pourrait même parler de ‘statisme’ : statisme d’Eva Robin’s qui nous fascine par sa voix, par sa présence… Statisme des trois musiciens derrière leurs instruments. En fait, ce qui ‘bouge’, ce sont les images, c’est-à-dire la réalité. C’est comme si la récitante et les trois musiciens voulaient être uniquement les porte-paroles de la romancière. Et c’est précisément cette humilité qui donne au spectacle sa dimension politique. Et puis, on se laisse emporter par la musique de La Mano Sinistra.
Materiale per Medea de Heiner Müller, un spectacle de et avec Agata Tomšič.
Le 12 octobre 2025 au Festival d’Autunno, Catanzaro (Italie)
Les 24 et 25 février 2026 : Toplocentrala, Sofia (Bulgarie)
Quelli che si allontanano da Omelas d’après Ursula L. Le Guin, mise en scène de Davide Sacco, avec Eva Robin’s et les musiciens de La Mano Sinistra
Du 16 au 19 octobre 2025 : Teatri di Vita, Bologne (Italie)