© Victor Tonelli. Maxime d’Aboville dans Je ne suis pas Michel Bouquet, mise en scène de Damien Bricoteaux, au Théâtre de Poche-Montparnasse
Être et ne pas être : Maxime d’Aboville vs Michel Bouquet
Par Chantal Boiron
Sur la petite scène du Théâtre de Poche-Montparnasse, Maxime d’Aboville « est » Michel Bouquet. Du moins, ce sont ses paroles qu’il nous fait entendre, extraites de Joueurs, le livre d’entretiens que Michel Bouquet a eus avec Charles Berling (Éditions Grasset). Maxime d’Aboville est Michel Bouquet mais, bien entendu, il n’est pas Michel Bouquet. Il ne peut pas l’être et ne cherche pas à l’être. Le titre du spectacle est explicite : Je ne suis pas Michel Bouquet. C’est aussi un joli clin d’œil à ce que Bouquet dit à un moment à Berling : « Je trouve ça presque choquant, tu vois, qu’on ait besoin de moi, de mon moi réel. Je ne le trouve pas du tout intéressant, mon moi réel. De toute façon, moi, je n’existe pas. Je ne suis rien. Je ne suis pas Michel Bouquet. »
On a donc sur scène, face à nous, un jeune acteur talentueux qui nous transmet, ou plutôt qui est le passeur des mots, de la réflexion d’un immense comédien, plus âgé, plus expérimenté, plus célèbre que lui. Et l’on rentre immédiatement dans la proposition paradoxale qui nous est faite. Bien qu’il ne soit pas Michel Bouquet, Maxime d’Aboville n’est plus non plus Maxime d’Aboville. Car, si toute identification est impossible, on accepte, par la magie du théâtre, que Michel Bouquet soit son personnage, le temps de la représentation.
Maxime d’Aboville est seul sur scène. C’est à nous, spectateurs, qu’il semble s’adresser. Pour autant faut-il parler d’un « solo » ? Pas sûr… Au départ, il y a eu un dialogue, une longue conversation entre Charles Berling et Michel Bouquet. De cet échange, on n’entend que ce qui est dit par le premier. Exit Charles Berling. Et, là encore, on est dans le paradoxe. Lorsqu’on l’entend dire à diverses reprises « tu vois… », « tu sais… », prenant à témoin son interlocuteur (ce « tu » qui pourrait être nous, spectateur), on rétablit aussitôt, par notre imaginaire, la personne invisible qui se trouvait dans la loge de Bouquet, qui parlait avec lui, et dont on a pris la place. Ce « tu », cela pourrait être d’ailleurs Michel, venu voir un soir Maxime jouer à être lui sur scène, étant alors à la fois le personnage et un spectateur dans un jeu de miroir. On est au théâtre. Dans l’illusion théâtrale. On y croit. On y croira jusqu‘à la fin lorsque Michel s’en ira, que Maxime redeviendra Maxime… et qu’il nous racontera, à son tour, sa rencontre avec Michel Bouquet.
En jouant à être Michel Bouquet, sans l’être, Maxime d’Aboville prolonge la réflexion de cet immense comédien (qui se réfère souvent au Paradoxe sur le comédien de Diderot) sur son travail et sa vie d’acteur : « J’estime que c’est une école de vérité où la cruauté à sa place » dit Michel Bouquet à propos du théâtre. Après une enfance solitaire avec un père usé, brisé par la Guerre 14-18 et taiseux, après des années de pensionnat où, enfant rêveur, il s’ennuyait et d’où il s’évadait par son imagination, après une adolescence marquée par la Seconde Guerre mondiale, l’exode et l’occupation, les petits boulots pour survivre (mitron, mécanicien-dentiste), il découvre le théâtre grâce à sa mère (« l’exemple, le refuge… une femme d’un courage inouï… ») qui l’emmène à l’Opéra Lyrique et à la Comédie-Française. Le théâtre pour Michel Bouquet, ce sera « échapper à la réalité, à l’horreur de la réalité dans un monde fictif, dans un monde complètement inventé. » Avec le théâtre, c’est aussi la chance : la rencontre déterminante avec Maurice Escande de la Comédie-Française que l’adolescent timide, renfermé dans son monde, ose quand même aller voir chez lui et qui, de suite, va l’emmener à son cours d’art dramatique, sans doute parce qu’il a compris qu’il y avait chez ce jeune homme non seulement « une bonne articulation, une bonne voix» mais surtout une vocation, une passion et un talent véritables : « C’est comme s’il m’avait coupé le cordon ombilical, tu vois, qu’il m’avait fait NAITRE. »
Maxime d’Aboville a gardé de longs moments où Bouquet parle du personnage, des « péripéties » entre le personnage et l’acteur. « C’est le personnage qui fait le travail » dit-il, avec la modestie des Grands : « Dès que le personnage consent à venir en toi, tu n’as plus qu’à l’écouter, à lui obéir » (…) Je préfère donc me conformer à ce qu’il veut. Parce que si je me mets à vouloir lui faire la leçon, là, il s’en va, et il peut s’en aller à tout jamais sans que je puisse le récupérer… Ça m’est arrivé oui… Et bien à ce moment-là je fais du Bouquet et c’est beaucoup moins bien. C’est beaucoup moins bien. » Ce que l’on retiendra, c’est bien ça, sa pudeur et son humour, son humilité et son exigence : « Ah, il faudrait toujours arriver à donner l’entière densité du propos de l’auteur… Il n’y a rien à faire ! Il faudrait arriver à travailler tellement qu’on parvienne à retrouver l’instinct, ou cette chose instinctive… c’est ce qu’on essaie de faire mais on n’a pas assez de temps ! Moi je sais que je pourrais le faire si j’avais le temps… si j’avais le temps. Je voudrais avoir six mois, un an devant moi pour travailler un texte… »
Un acteur, une chaise : un « petit » spectacle, pourtant essentiel par tout ce que l’on apprend sur l’un de nos plus grands comédiens. C’est un joli moment de théâtre, une réflexion à la fois concrète, profonde et sensible, sur l’acteur et son art. Sur le réel et la « VÉRITÉ » du théâtre. Sur l’être humain, la vie et la mort. Sans oublier les anecdotes de Bouquet, si drôles, presque surréalistes : par exemple, quand Claude Chabrol, sur le tournage de La Femme infidèle, veut absolument lui faire apprendre à conduire !
Et puis, sans être Michel Bouquet, Maxime d’Aboville est un magnifique comédien (« bonne voix, bonne diction » dixit Michel Bouquet !). On le verrait bien dans la troupe de la Comédie-Française.
Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard Montparnasse 75006 Paris (Du mardi au samedi, 19h) – Tel. : 0145445021- theatredepoche-montparnasse.com