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Histoires de vie et de mort

© DR Aglaé Bory :  La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint, avec Denis Podalydès (Sociétaire de la Comédie-Française) ; mise en scène : Aurélien Bory 

 

 

Histoires de vie et de mort

 

Par Chantal Boiron

Est-ce à cause de la pandémie, est-ce dû à une plus grande difficulté de monter, de répéter de grosses productions en cette période d’incertitude sanitaire, on a vu sur nos plateaux, depuis la rentrée de septembre, encore plus de « solos » que d’habitude. Un seul en scène, c’est souvent la rencontre entre un comédien et un écrivain, le « coup de cœur » d’un acteur ou d’une actrice pour un texte, pour une écriture. Ainsi, Denis Podalydès avec La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint : un récit que le romancier a écrit pour le comédien sans que celui-ci soit d’ailleurs au courant… Ou encore, Jean-Yves Ruf avec J’ai saigné, une nouvelle autobiographique de Blaise Cendras.

Si nous faisons ici un parallèle entre les deux spectacles, c’est parce qu’ils nous bouleversent par la profonde humanité qu’ils contiennent, par la vérité des comédiens mais encore parce qu’il est question dans les deux récits d’un fait réel, d’une tragédie historique dont le narrateur, le « je » que nous écoutons parler, est à la fois le témoin et l’une des victimes.

Chez Cendras, il s’agit de la bataille de Champagne en 1915, l’une des plus meurtrières de la Première Guerre mondiale, où lui-même fut gravement blessé, amputé de son bras droit. Dans le récit de Jean-Philippe Toussaint, il s’agit de l’attentat terroriste qui eut lieu à la station Maelbeek, dans une rame du métro de Bruxelles, le 22 mars 2016.

 

La Disparition du paysage

C’est Aurélien Bory qui signe la mise en scène et la scénographie de La Disparition du paysage dont la création eut lieu au théâtre des Bouffes du Nord, en novembre dernier (1). Sur le plateau vide, un homme, seul, tourne le dos aux spectateurs. Il est dans un fauteuil roulant, contraint à l’immobilité. Devant lui, un écran : on y voit un ciel changeant où défilent, tout d’abord, des nuages roses et légers, puis gris et plus menaçants. On se laisse captiver par la voix de Denis Podalydès, une voix calme, presque toujours sur le même ton, qui nous entraîne vers un ailleurs mystérieux. On se laisse captiver par l’écriture de Jean-Philippe Toussaint, l’étrangeté de ce qu’il nous raconte. En convalescence à Ostende, le narrateur (qui a bien des points communs avec l’auteur) nous dit ne plus savoir s’il a été victime d’un accident de la route ou d’un attentat. Il n’en a aucun souvenir. Il explique passer ses journées dans son fauteuil roulant face à une fenêtre d’un appartement au 6ème étage d’où il regarde, depuis des mois, toujours le même paysage, le ciel au-dessus de la plage, observant le déplacement des nuages et le cycle du soleil : « La fenêtre est un tableau, un rectangle parfait…»

Le paysage que le spectateur découvre sur l’écran, c’est donc celui que l’homme regarde de sa fenêtre. Mais, ce paysage a priori réel s’avère être le départ d’une construction abstraite et imaginaire. Sur l’écran, le ciel rougit. Le narrateur croit alors (ou imagine) revoir « des paysages asiatiques », la ville de Tokyo où il a situé l’un de ses romans, écrit justement dans ce même appartement d’Ostende. Ses souvenirs et la fiction, ses hallucinations et les réminiscences de ses romans s’entremêlent. C’est une mémoire morcelée, une mémoire « éparse, dissociée » que la sienne.

 

"La Disparition du paysage" de Jean-Philippe Toussaint, avec Denis Podalydès (Sociétaire de la Comédie-Française) ; mise en scène: Aurélien Bory - Photo: Aglaé Bory

© DR Aglaé Bory : Denis Podalydès dans La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint

 

Dans un bruit de fauteuil, il se retourne enfin vers nous. Il parle de l’hôpital où il s’est retrouvé dans le coma. Mais il nous semble toujours aussi désincarné, aussi lointain. Un néon apparaît sur l’écran, comme le symbole d’une chambre d’hôpital.  Maintenant, ce sont des personnes ‘réelles’ qu’il évoque, la présence de ceux qui sont venus à son chevet : M. sa compagne, sa mère, ses enfants, les médecins… Il les entend mais ne peut leur parler. Là encore, tout reste abstrait. L’écran s’emplit de brume, c’est un épais brouillard qui a envahi la plage d’Ostende. Bloqué dans « un présent qui s’étire à l’infini » mais sans rien où s’accrocher, et sans après, le narrateur tente désespérément de reconstruire son passé disparu, comme un puzzle. Des sons, des images surgissent. À présent, il s’est mis debout. Il se souvient de son rendez-vous, un matin de mars, au Café Métropole de Bruxelles. Les souvenirs de cette matinée-là se font alors très précis, très concrets : son réveil, le café qu’il s’est fait avant de partir de chez lui, le bus 79 qu’il a pris pour aller au Consulat de Chine puis, un peu plus tard, en sens inverse, pour regagner le centre… Et, finalement, le métro… et la fulgurance d’un éclair.

 

Photo: Aglaé Bory : "La Disparition du paysage" de Jean-Philippe Toussaint, avec Denis Podalydès (Sociétaire de la Comédie-Française) ; mise en scène: Aurélien Bory

© DR Aglaé Bory : Denis Podalydès dans La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint

 

Désormais, l’écran rapetisse et s’agrandit, redevient rouge. L’image, le tableau si l’on préfère, semble désormais se libérer de toute réalité extérieure. Le narrateur nous parle d’ouvriers qui bétonnent la terrasse du casino d’Ostende, que l’on devine en ombres chinoises plus qu’on ne les voit réellement sur l’écran. Spectateur des travaux d’élévation, son horizon se bouche peu à peu. Inexorablement. Sa solitude devient de plus en plus grande. Le voilà face à un mur de béton, C’est la disparition du paysage et de toute vie autour de lui. Une disparition du paysage concomitante à celle du personnage. La vérité éclate soudain comme une évidence :  il est mort le jour de l’attentat. Tout ce qu’il nous a décrit, tout ce qu’il a cru voir depuis sa fenêtre d’Ostende, c’est probablement la dernière vision consciente de sa vie avant l’attentat, ses dernières images, ses dernières pensées avant la mort…  Les choses de la vie.

 

J’ai saigné

 

"J'ai saigné" de Blaise Cendras, avec Jean-Yves Ruf - Photo: Alban Van Wassenhove

© DR Alban Van Wassenhove : Jean-Yves Ruf dans J’ai saigné de Blaise Cendras; mise en scène: Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf- Photo: Alban Van Wassenhove

 

Dans J’ai saigné, c’est le chemin inverse que va accomplir Blaise Cendras, et avec lui le narrateur, dans une interprétation très dense, très intense de Jean-Yves Ruf. Cette fois, nous irons de la mort vers la vie, du traumatisme à la guérison. Le comédien cosigne la mise en scène avec Jean-Christophe Cochard. Le décor d’Aurélie Thomas, respectant l’épure de l’écriture de Cendras, se réduit à un lit médical et une chaise de fer. Nous sommes en 1915, à l’évêché de Châlons-sur-Marne transformé en hôpital de guerre, où Blaise Cendras a été transporté après avoir été gravement blessé sur le front. Il a perdu une partie de son bras droit qu’on a dû lui amputer. Il n’a que 28 ans. Le Poète va nous faire vivre, avec véhémence et une rare sobriété, la ‘boucherie’ que fut la Grande Guerre : l’explosion infernale des obus, les morts qui s’accumulent dans les tranchées, les souffrances et le désespoir des soldats blessés, mutilés dans leur chair… Mais, il y a toujours chez lui un humour, une espèce de légèreté qu’il garde même dans les instants les plus tragiques. Sans nul doute, le signe de son amour pour la vie et d’une combattivité extraordinaire.

Cendras nous parle surtout des rencontres humaines qu’il a faites durant sa convalescence : le conducteur d’ambulance qui lui a offert une couverture alors qu’il gisait nu sur un brancard, la douceur de sœur Philomène et le dévouement de Madame Adrienne P., l’infirmière en chef, envers les cas les plus désespérés comme le petit berger des Landes. Des femmes au grand cœur qui doivent faire face à la folie des hommes, par exemple, ce médecin parisien, arrogant et autoritaire, qui fera mourir le petit berger. 

 

"J'ai saigné" de Blaise Cendras, avec Jean-Yves Ruf - Photo: Alban Van Wassenhove

© DR Alban Van Wassenhove : Jean-Yves Ruf dans J’ai saigné de Blaise Cendres

 

Ce que l’on perçoit, c’est le courage de Cendras, sa solidarité avec les autres.  Jamais, il ne s’attarde sur cette main droite qu’il a perdue : c’était pourtant son outil de travail à lui, l’écrivain. Il garde le moral, envers et en dépit de tout. Il regarde les autres, les encourage, les aide comme il peut, effectue tout ce que lui demande Madame Adrienne pour tenter de les soulager, comme il le fait avec un soldat trépané. Lui-même fera sa propre rééducation avec les moyens du bord. Et apprendra patiemment, obstinément, à se débrouiller avec sa seule main gauche.

Dans le petit espace des Plateaux Sauvages, Jean-Yves Ruff donne une présence intense à l’écrivain. Il a sa force, sa simplicité. Il arpente la scène, va et vient de la chaise au lit, s’assoit, réfléchit, s’adresse à nous, spectateurs, nous rend toujours tangibles ces histoires humaines qui nous touchent par leur vérité tragique. Magnifique conteur, Cendras redonne vie à ces petites gens qu’il a croisées, observées durant des semaines dans un hôpital de guerre, à des personnes qui ont réellement existé et dont il a partagé la douleur et l’espérance. Il leur rend hommage par son écriture. C’est à la fois un récit autobiographique et une page d’histoire que nous fait traverser ce beau spectacle.

 

 

1) La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint, avec Denis Podalydès, Sociétaire de la Comédie-Française ; mise en scène et scénographie: Aurélien Bory

Du 18 au 27 novembre 2021 au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris.   Puis tournée dans toute la France : le 1er février 2022 au MA, Scène nationale de Montbéliard ; le 10 février  et le 11 mars 2022 à l’Agora, PNC Boulazac-Aquitaine ; le 22 février 2022 au Rive Gauche, à St Etienne-du-Rouvray ; le 25 février au Grand Théâtre d’Angers (Hivernales du Festival d’Anjou) ; du 15 au 18 mars  2022 au Théâtre de la Cité, CDN Toulouse-Occitanie ; du 23 au 25 mars 2022 à La Coursive, Scène nationale de La Rochelle ; le 8 avril 2022 au Théâtre de Chelles ; le 19 avril 2022 au Théâtre du Luxembourg, Meaux ; les 11 et 12 mai 2022, à Bonlieu, Scène nationale d’Annecy.

Le texte de La Disparition du paysage  de Jean-Philippe Toussaint est publié aux Éditions de Minuit

 

2) J’ai saigné de Blaise Cendras, avec Jean-Yves Ruf; mise en scène: Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf ; scénographie : Aurélie Thomas – Chat Borgne Théâtre – du 29 novembre au 11 décembre 2021 : Les Plateaux Sauvages à Paris.  

Les 1er et 2 mars 2022 à la Maison des Arts du Léman à Thonon/Évian.

 

 

 

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