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Jeux de miroir

© MCB.  Un pas de chat sauvage  de Marie NDiaye, mise en scène de Blandine Savetier

Jeux de miroir

 

Par Chantal Boiron

Blandine Savetier a adapté, avec Waddah Saab, la nouvelle de Marie NDiaye, Un pas de chat sauvage. La création eut lieu en mars 2023 au TNS, dirigé alors par Stanislas Nordey.  En avril dernier, le spectacle a été joué à la Chapelle des Bernardines à Marseille. L’ancien couvent était le cadre, l’écrin idéal pour découvrir la relation étrange, troublante entre une romancière en quête de son personnage et une chanteuse de cabaret, avec qui elle partage le même intérêt pour Maria Martinez, « la Malibran noire ». Pour interpréter ce face à face, Blandine Savetier a fait appel à Natalie Dessay et Anne-Laure Ségla, qui forment un magnifique duo. Natalie Dessay sert merveilleusement la langue flamboyante, poétique de Marie NDiaye. Quant à Anne-Laure Ségla, c’est une révélation. Elle a une puissance et une présence incroyables.

Sur le plateau, un piano à queue. Sur le clavier du piano, deux photos. Deux portraits d’une jeune femme noire. Au fond, une immense toile peinte se déroule, enveloppant la scène pour faire apparaître un théâtre à l’italienne, qu’on imagine délabré. C’est le théâtre dans le théâtre. Dans sa mise en scène, Blandine Savetier utilise autant la vidéo pour faire des gros plans sur le visage et le regard des protagonistes ou pour jouer avec le graphisme de mots qui sont probablement ceux du roman que la narratrice essaie d’écrire, que des techniques plus traditionnelles comme la marionnette ou les ombres chinoises. On est dans le monde du cabaret. Greg Duret qui signe la musique et la chorégraphie joue en live, danse et chante, lui aussi. On est dans le monde imaginaire de la narratrice. Une construction scénique recherchée qui reflète l’imaginaire foisonnant de Marie Ndiaye.

 

© MCB. : Anne-Laure Ségla et Greg Duret dans Un pas de chat sauvage  

 

L’écriture de Marie NDiaye, c’est toujours une plongée mystérieuse et poétique, avec de l’humour, une forme d’ironie… souvent, d’ailleurs, de l’auto-ironie. Dans Un pas de chat sauvage, la narratrice part donc en quête de Maria Martinez, guitariste et chanteuse de cabaret cubaine qui connut, à Paris vers 1850, son heure de gloire avant de tomber dans l’oubli et la misère. Maria Martinez fascinait Théophile Gautier, intriguait Baudelaire. Elle aurait été photographiée par Nadar. Mais si Nadar a bien fait des clichés de ‘Marie l’Antillaise’, il n’est pas certain qu’il s’agisse de la même femme. De fait, on ne sait pas grand-chose sur Maria Martinez et l’on se perd en conjectures à propos des dernières années de de sa vie. En revanche, il suffit de lire la presse de l’époque pour comprendre qu’elle fut victime d’une xénophobie d’une rare violence, subissant la cruauté des moqueries racistes, le mépris et l’indifférence quand le succès disparut. Théophile Gauthier était l’exception. La plupart des gens la considéraient uniquement comme un phénomène de cirque.

 

© MCB – Régis Espanet : Natalie Dessay dans Un pas de chat sauvage 

 

Le projet de notre romancière va se trouver subitement contrecarré et, en même temps, curieusement « boosté » par les courriels que lui envoie une certaine Marie Sachs : elle aussi s’intéresse à Maria Martinez. Il y a alors comme une rivalité entre la narratrice et cette énigmatique Marie Sachs, à savoir laquelle en saura le plus sur la Malibran noire. Il y aurait même de la jalousie chez la narratrice. D’autant que Marie Sachs est une artiste noire comme Maria Martinez, qu’elle chante comme elle le faisait dans des théâtres ou dans des cabarets parisiens. Notre narratrice se trouve dès lors confrontée à une double énigme et, quelque part, à une double fascination. Un pas de chat sauvage est construit comme une sorte de polar soft, de roman noir où les personnages de Maria Martinez et de Marie Sachs finissent par se superposer jusqu’à se confondre. C’est comme un jeu de miroirs dans lequel on pourrait même inclure la narratrice, si l’on prend en compte le prénom de Marie NDiaye, et le fait qu’elle soit noire elle aussi. C’est un miroir à multiples faces où l’on pourrait se perdre. Tout pourrait très bien aussi se passer dans la tête de la romancière, comme dans un rêve. On se demande comment va se finir ce jeu équivoque et troublant.

Il y a de la sensualité, même de l’érotisme dans la mise en scène de Blandine Savetier. Par exemple, quand la narratrice voit Marie Sachs pour la première fois à l’Alhambra. La chanteuse fait face à la narratrice, Natalie Dessay à Anne-Laure Ségla, toutes deux se regardent, se toisent, s’hypnotisent. Ou quand elles chantent en duo la chanson que Théophile Gautier écrivit pour sa protégée. Ou encore quand Natalie Dessay se love dans le piano et chante une chanson cubaine, en espagnol.

Marie Sachs disparaîtra aussi soudainement qu’elle avait surgi dans la vie de la narratrice qui perd sa trace comme, au XIXème siècle, on perdit la trace de la Malibran noire.

 

Du 29 juin au 21 juillet 2024, au Théâtre des Halles, Avignon

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