Bienvenue sur le site de la revue Ubu
 

Jon Fosse, poète de la disparition

© Vincent Pontet, coll. Comédie-Française : Didier Sandre, Anna Cervinka,  Clément Bresson, Morgane Real et Sefa Yeboah dans Étincelles Pièces courtes de Jon Fosse, mise en scène de Gabriel Dufay au Studio

Jon Fosse, poète de la disparition

Par Chantal Boiron

Cet automne, trois créations autour de Jon Fosse (Prix Nobel de Littérature en 2023) sont à l’affiche. Au T2G de Gennevilliers, Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou mettent en scène Et jamais nous ne serons séparés, dans la traduction de Terje Sinding, avec Dominique Reymond, Solène Arbel et Yann Boudaud (1). Avec Étincelles Pièces courtes, au Studio de la Comédie-Française, Gabriel Dufay signe un montage de courtes pièces et de poèmes, interprété par un quintet de comédiens : Didier Sandre, Anna Cervinka, Clément Bresson, Sefa Yeboah et Morgane Real (2). À l’Échangeur, il présente Vent fort, sa dernière création, avec Alessandra Domenici, Kadir Ersoy, Thomas Landbo et Founémoussou Sissoko.

S’ils sont forcément très différents, les deux premiers spectacles que nous avons vus révèlent néanmoins des correspondances dans les thématiques abordées par Jon Fosse et nous montrent la grande cohérence qu’il y a dans son œuvre. Jon Fosse est le poète de la disparition et du manque, des départs et des retours, des abandons et des retrouvailles, de ces choses si ordinaires et pourtant si mystérieuses qui font nos vies.

Et jamais nous ne serons séparés au T2G de Gennevilliers : attendre…

© Jean-Louis Fernandez : Dominique Reymond dans Et jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse, mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou  au T2G

Dans Et jamais nous ne serons séparés, on ne sait jamais ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. L’histoire est pourtant simple : une femme attend l’homme qu’elle aime. Il ne vient pas. Est-ce une rupture ? A-t-il disparu à jamais ? Est-il mort ? Pour dire l’angoisse de l’absence et la solitude, Jon Fosse nous fait pénétrer dans l’intériorité de cette femme, de ce qu’elle ressent, pense ou imagine. Et cela reste une énigme. On est sans cesse au bord du vertige. Il faut de grands comédiens pour interpréter Jon Fosse, pour nous faire entendre à nous spectateurs la musicalité de son écriture, nous faire ressentir la complexité et la profondeur de sa pensée. Dominique Reymond est merveilleuse, comme toujours. Apparemment, son monologue n’est que la répétition de phrases banales. Mais peut-être les mots ont-ils pour elle un pouvoir magique qu’on ignore :

« Il faut qu’il vienne maintenant

Il faut qu’il vienne maintenant

Et maintenant il va bientôt venir

Je suis forte et grande et belle

Et alors il faut qu’il vienne

Car je suis si forte et si grande et si belle

Et alors il devrait venir

Il faut qu’il vienne maintenant »

En effet, ce long monologue intérieur n’est pas qu’une litanie hypnotique. C’est une véritable partition musicale. Les phrases répétées ne sont jamais tout à fait les mêmes. C’est un mot qui diffère, le ton de la femme qui change. Parfois, cela modifie le sens de la phrase.  Parfois même, cela contredit ce qu’elle a dit précédemment. Et puis, il y a le jeu de Dominique Reymond qui nous fait vivre tous les états que traverse cette femme dans son attente. La voilà qui décroche le téléphone. Qui prend une bouteille dans le placard, hésite puis la repose. Qui parle à un coussin sur le canapé comme s’il s’agissait de cet homme qui ne vient pas. Elle le dit : « Je suis un lien avec les objets ». Elle dressera la table pour deux avec « les très beaux verres anciens » parce qu’il les aime lui aussi. Et il y a la voix de Dominique Reymond qui peut prendre toutes les tonalités. C’est un véritable instrument de musique. Elle peut faire la petite fille, se moquer d’elle-même avec ironie nous faire rire pour, ensuite, nous émouvoir davantage.  Mais, malgré tous ces petits gestes très concrets, elle restera une énigme pour nous…

© Jean-Louis Fernandez : Dominique Reymond et Yann Boudaud dans Et jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse, mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou  au T2G

L’écrivain a entrecoupé ce monologue avec trois courtes scènes où il introduit les deux autres personnages : l’homme et une jeune femme, son nouvel amour. Dans la pénombre, on aperçoit un rais de lumière au-dessus de la porte. L’homme apparaît, vêtu d’une simple robe de chambre, comme s’il n’était jamais parti. Un peu plus tard, on le reverra, en pantalon et chemise, avec l’autre femme. Ni l’un, ni l’autre ne semble alors très heureux. Cette fois, c’est lui qui est en manque, qui a peur que l’autre ne disparaisse: « Ne me quitte pas ». Mais, on ne saura pas si ces scènes sont réelles ou simplement imaginées, rêvées par Elle. Cela pourrait être la projection de ses désirs ou de ses craintes.

La scénographie de Daniel Jeanneteau et de Mammar Benranou se caractérise par une sorte d’abstraction géométrique où domine la figure du rectangle : rectangle de la petite scène qu’on a posée sur le plateau, rectangles du placard, du canapé, de l’étagère… Une géométrie rectiligne omniprésente qui contraste fortement (un peu trop, sans doute) avec tout ce qui émane de cette femme.

© Jean-Louis Fernandez : Solène Arbel, Yann Boudaud et Dominique Reymond dans Et jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse, mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou  au T2G

À la fin, on en revient à la première scène, à ses mêmes incessantes répétitions et à la solitude qui l’entoure. Elle s’adresse à lui : « Ainsi vont les choses. La vie n’est qu’attente ». Elle dit aussi : « Je suis si bien dans ce qui est habituel, dans ce qui se répète… Je suis un lien. »  Et, lorsqu’elle qu’elle disparaît à son tour, on entend son rire, un petit rire narquois que l’on avait entendu au début. Et l’on se dit que cette attente ne finira jamais.    

Étincelles au Studio de la Comédie-Française : disparaître…

© Vincent Pontet, coll. Comédie-Française : Anna Cervinka,  Clément Bresson, Sefa Yeboah et Morgane Real dans Étincelles Pièces courtes de Jon Fosse, mise en scène de Gabriel Dufay au Studio

C’est la première fois que Jon Fosse est monté à la Comédie-Française. Gabriel Dufay, comédien, metteur en scène et traducteur, a réalisé sur le petit plateau du Studio un montage de plusieurs de ses textes (de courtes pièces inédites et des poèmes) qu’il a intitulé Étincelles (2). Lui-même a traduit plusieurs de ces textes avec Camilla Bouchet. Les autres ont été traduits par Terje Sinding ou par Marianne Segol. Les cinq comédiens qu’il a réunis (Didier Sandre, Anna Cervinka, Clément Bresson, Sefa Yeboah, Morgane Real) forment comme un quintette qui nous transmet magnifiquement la musicalité de l’écriture de Jon Fosse. Il faut dire que l’intimité du studio convient parfaitement à la poésie de Jon Fosse. Car le texte conçu, re-construit par Gabriel Dufay est comme un long poème mélancolique où, là encore, il est beaucoup question de disparition, de départs, de retours improbables. Pourtant, ce n’est jamais triste. Il y a même des instants fugaces, quelques « étincelles » de bonheur. Et, l’on voit la lumière surgir à travers l’obscurité.

Entre Jon Fosse et Gabriel Dufay, il existe des liens très forts. Gabriel Dufay a traduit, mis en scène plusieurs de ses pièces. Ils se sont rencontrés, se sont écrit. Une complicité artistique et une amitié sont nées. L’Arche a publié les entretiens de Gabriel Dufay avec Jon Fosse (3).

Le premier texte, dit par Didier Sandre, nous parle des mystères du théâtre. Jon Fosse évoque ces « instants lumineux, fulgurants » qu’il peut y avoir au théâtre, ces brefs moments où « un ange passe par la scène », comme on le dit en Hongrie. Didier Sandre nous apparaît alors comme l’auteur, du moins comme son messager.

© Vincent Pontet, coll. Comédie-Française : Clément Bresson et Morgane Real dans Étincelles Pièces courtes de Jon Fosse, mise en scène de Gabriel Dufay au Studio

Dans les trois courtes pièces, aussi brèves et intenses que des haïkus, on assiste à des séparations. À l’épure de l’écriture répond le minimalisme de la mise en scène. Derrière un léger rideau, on aperçoit un chemin en pente qui grimpe on ne sait où.. Par terre, il y a du sable. C’est là que tout se passe. Dans les deux premières pièces Pendant que la lumière baisse et que tout devient noir et Liberté, ce sont des ruptures de couples avec des tentatives de retrouvailles qui restent vaines et de nouvelles histoires qui commencent. Même lorsqu’on vit un nouvel amour, il n’est pas si simple de rompre les liens, d’en finir avec les fantômes du passé … Même si l’on veut s’échapper et recouvrer sa « liberté » : « Sans liberté, on n’est pas un être humain ». Oui, mais qu’est-ce que la liberté ? L’essentiel se joue en quelques répliques. Les personnages de Jon Fosse n’ont pas besoin de beaucoup de phrases pour nous faire comprendre leur désarroi, leurs doutes, leurs peurs ou le bonheur qui, soudainement, semble les surprendre. Leurs corps parlent davantage. Il y a une grande intensité chez les cinq comédiens. Peu de gestes, peu de mouvements mais toujours très intenses. Très justes. Le solo dansé par Sefa Yeboah en est comme une sorte de prolongation silencieuse.

Disons deux mots sur la bande son qui s’en tient aussi au strict nécessaire :  la pluie qui tombe dans la première pièce, la ritournelle d’une boîte à musique ou le vent qui souffle dans Là-bas. Mais, tout au long du spectacle, il y a une petite phrase musicale, juste quelques notes de piano, qui revient en leitmotiv.

© Vincent Pontet, coll. Comédie-Française : Didier Sandre et Anna Cervinka dans Étincelles Pièces courtes de Jon Fosse, mise en scène de Gabriel Dufay au Studio

Avec Là-bas, la troisième pièce, c’est d’une autre disparition qu’il s’agit. Cette fois, on touche à la métaphysique. Un couple (Didier Sandre et Anna Cervinka) fait une randonnée en montagne. On sent toute la tendresse qu’il y a entre eux. Mais aussi de la mélancolie. Lui semble déjà ailleurs. Et, soudain, il aperçoit une lumière que sa compagne ne voit pas. Attiré par cette lumière, il s’en ira sans qu’elle puisse l’arrêter. Et, il grimpera dans la montagne vers on ne sait quoi… Probablement, vers la mort.

Avec le poème qui suit, on reste dans cette dimension métaphysique avec des questions sur l’amour, le sens, la mort. Dit par Didier Sandre, Anna Cervinka, Clément Bresson et Morgane Réal, c’est comme un quatuor jusqu’à ce que Sefa Yeboha les rejoigne pour un dernier poème en solo. Il porte la lampe qu’on avait vue au début. À son tour, il devient le messager de Jon Fosse qui parle de « vivre dans le secret » : « qu’on me laisse vivre dans le secret » …  À la fin, il éteindra la flamme.

  • 1) Et jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse, mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou dans la traduction de Terje Sinding au T2G, Théâtre de Gennevilliers (du 18 septembre au 13 octobre 2025)
  • 2) Étincelles – Pièces courtes de Jon Fosse, mise en scène de Gabriel Dufay avec la troupe de la Comédie-Française au Studio (18 septembre – 2 novembre 2025)
  • 3) Jon Fosse : Écrire, c’est écouter – Entretiens avec Gabriel Dufay (Collection Tête-à-tête)

L’œuvre théâtrale de Jon Fosse est publiée en français par l’Arche.

Share Post