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Marilù Marini nous écrit

Jouer dans une autre langue

par Odile Quirot

Pour Ubu, Marilù Marini  a accepté de prendre la plume afin de témoigner de son allègre double jeu, c’est à dire de son passage de l’espagnol, sa langue natale, au français, qu’elle nomme ici joliment sa « seconde patrie ».

Comédienne impériale et espiègle, Marilù Marini est née à Buenos-Aires d’un père italien et d’une mère prussienne. À son arrivée en France, elle devient  l’égérie du groupe TSE fondé par son compatriote Alfredo Arias. Elle est sa Beauty dans Peines de cœur d’une chatte anglaise, Caliban le monstrueux dans  La Tempête de Shakespeare, la fée de  L’Oiseau bleu de Maurice Maeterlinck ; sans oublier bien sûr pas mal d’extravagantes et La Femme assise de Copi. Aux côtés d’Arias encore, elle incarna Solange dans  Les Bonnes de Jean Genet, qu’elle a connu, et elle fut non moins sublime dans le rôle de Madame, une mise en scène cette fois de Jacques Vincey auquel on doit également une Marini en glaçante Madame de Montreuil dans Madame de Sade de Mishima. Sous la direction d’Arthur Nauzyciel, elle porta la longue partition de Winnie dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett, une pièce qu’elle a jouée aussi, en espagnol, à Buenos-Aires où les théâtres la réclament chaque année, où elle est adulée, y compris pour ses rôles au cinéma et à la télévision.

En France, elle incarne cette saison la méchante reine de L’Oiseau vert  de Carlo Gozzi dans une mise en scène de Laurent Pelly.

L’autre corps

par Marilù Marini

« À l’heure d’écrire sur ce que signifie, pour une comédienne, le fait de jouer dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, m’est venue à l’esprit une affiche qui m’avait frappée dans la vitrine de Galathée, la librairie française de Buenos Aires. Cette affiche montrait Gérard Philipe dévorant des livres. J’étais adolescente et j’étais envoutée par la beauté et le talent du grand artiste, mais l’image de cet homme si « apollinien » mangeant avec une allégresse « dionysiaque » ces objets sacrés de la culture me troublait.

Je suis arrivée en France, vers la fin de l’année 1975, avec une connaissance du français à travers sa littérature, Diderot, Maupassant, Rimbaud, Raymond Roussel, auteurs dont j’étais une lectrice passionnée. Mais mon français oral souffrait d’une grande timidité, timidité que j’ai dû perdre prestement puisque je suis venue en France pour monter sur les planches. C’est alors que je me suis rendu compte de mon ignorance par rapport à la culture française et à la langue parlée.

J’ai pris de cours de diction, de chant, pour placer ma voix plus en accord avec les sonorités

françaises, etc., etc. ! … Mais il y avait quelque chose qui m’échappait, comme si mon débit  n’avait pas une structure qui le soutenait. Ce qui me manquait c’était un corps, un corps culturel.  C’est cela qui m’est apparu clairement : une langue est un corps et moi je devais me construire, me tisser un autre corps de la même manière que ma mère avait tissé le mien.

C’est un travail qui continue jusqu’à aujourd’hui, et qui, je crois, ne cessera jamais. Il s’agit de ne pas seulement respecter l’accent tonique, de ne pas injecter l’accentuation et le rythme de l’espagnol dans le français, mais de pouvoir caresser, gifler, embrasser, blesser avec les mots. C’est cela qui constitue une langue, et pour y parvenir, y tendre, j’ai dû me fabriquer cet autre corps français qui me représente. Et l’affiche de Gérard Philipe a pris sens pour moi : pour posséder ce corps/langue français je devais manger la culture française, pour me créer les muscles, le sang, les organes de ce corps. Ce n’était pas seulement de littérature que je devais m’alimenter, c’était aussi de tout ce qui constitue une culture, tout ce qui est le quotidien, et la mémoire d’un peuple.

Quand maintenant, après trente neuf ans de vie en France, je joue en français, j’ai le sentiment de posséder la langue, mais je dois encore rester vigilante, je dois me «chauffer» comme les danseurs pour arriver à ne pas penser à comment dire un texte, pour ne pas me demander si les sons des mots que je dis sont justes, et surtout pour arriver à ce que dans ma bouche « je » puisse être « yo », que mon identité soit là, incarnée dans cette langue qui est devenue mon autre corps et ma seconde patrie. »

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