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La Symphonie chorégraphique de Boris Charmatz

© Evangelos Rodoulis : Liberté Cathédrale de Boris Charmatz par le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch & [terrain] 

La Symphonie chorégraphique de Boris Charmatz

 

Par Chantal Boiron

Avec Liberté Cathédrale, Boris Charmatz signe sa première création en tant que directeur artistique du Tanztheater de Wuppertal où il a succédé à Pina Bausch, en août 2022. Créée en septembre dernier à l’église du Mariendom de Neviges, près de Wuppertal, c’est une œuvre sombre et puissante, recréée, repensée en fonction des lieux qui l’accueillent. Nous l’avons vue à l’Opéra de Lille (1), magnifique théâtre à l’italienne, dans la même configuration qu’au Châtelet où le spectacle sera présenté, au printemps 2024 (2).

Entre la salle et la scène, où une partie du public a pris place dans une grande proximité avec les danseurs, on a un dispositif bi-frontal. L’impression est très forte. Sous nos yeux, c’est comme une cathédrale théâtrale qui s’élève vers les cintres. Le plateau devient un immense espace de liberté pour les trente interprètes : des danseurs de [terrain], la structure d’expérimentations chorégraphiques de Boris Charmatz, ayant rejoint l’Ensemble de Wuppertal.

Liberté Cathédrale est une symphonie chorégraphique en cinq temps. Chaque séquence a sa tonalité, sa gestuelle, sa couleur sonore et son titre. Mais, entre elles, il y a une continuité, une sorte de fil rouge : on est dans une méditation en mouvement, qui entremêle danse, musique, poésie et peinture.

© Uwe Stratmann : Liberté Cathédrale

La première séquence, intitulée Opus, est construite sur le second mouvement de l’Opus 111 (n°32), l’ultime sonate de Ludwig van Beethoven, d’une modernité radicale. Ici, la musique est déstructurée, chantée a capella par les danseurs. Beethoven disait lui-même que le second mouvement de sa sonate devait être « très lent, avec simplicité et bien chanté ». C’est comme si le chant déclenchait les gestes et les mouvements des interprètes. Vêtus de costumes sombres, hétéroclites mais stylisés (robes plissées, dos nus…), ils sont entrés sur scène en courant et en chantant. Ils s’arrêtent, repartent… Se regroupent, s’agrègent les uns aux autres, se cognent, se séparent, s’éloignent de nouveau, reprennent leur course… Leurs pauses, plus ou moins longues, correspondent à des moments de silence et de respiration. Ils s’en iront dans une échappée comme ils étaient venus.

©  César Vayssié : Liberté Cathédrale

Après un noir de quelques secondes, de longs néons verticaux s’allument.  Soudain, c’est un concert de cloches enregistrées dans plusieurs églises : le deuxième mouvement de Liberté Cathédrale s’intitule donc Volée. Parfois, c’est un brouhaha presque inaudible. Parfois, au contraire, c’est une cloche qui sonne toute seule. Les danseurs sont revenus par la salle. Certains ont changé de tenue, revêtu ainsi que des gymnastes des shorts de couleurs vives : rouge, bleu, vert… Ils dansent tout autour de l’espace scénique, obéissant au rythme des cloches. Parfois ils s’agenouillent, font des gestes qui évoquent ceux des sonneurs de cloches. Il y a en eux de la violence, de la rage. C’est comme une transe frénétique qui s’empare d’eux. Les voilà qui dansent, qui voltigent parmi les spectateurs. Il y a sur leurs visages une expressivité théâtrale. On pense à Jérôme Bosch ou bien à des tableaux religieux de Caravage… L’orgue se mêle aux cloches. Les interprètes quittent le plateau tandis que le noir gagne la salle.

©  César Vayssié : Liberté Cathédrale

Le troisième temps de la chorégraphie de Boris Charmatz est celui du Silence. Alfred Brendel ne disait-il pas de la sonate de Beethoven qu’elle était « un prélude au silence » ? Mais ici, ce n’est pas le silence du recueillement que l’on peut rechercher dans une église. Il s’agit d’autre chose. Un par un, les interprètes entrent silencieusement… La bouche ouverte, ils regardent devant eux, lèvent les yeux en direction des cintres. Il y a chez eux de l’étonnement, quelque chose de contemplatif et de mystique. La plupart ont une expression tourmentée, torturée… Que regardent-ils ? Qui sont-ils ? Des suppliants ? Peu de lumières sur le plateau avant que les longs tubes fluorescents s’allument en rouge. C’est comme un tableau vivant qui se joue dans la pénombre.

Dans la séquence « For Whom the Bell Tolls ? », les interprètes s’adressent directement au public, disant en anglais ou en français, le  poème de John Donne, No Man is an Island (Nul homme n’est une île), répétant en boucle les deux derniers vers : « And therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee » (« et en conséquence, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi»).

Plusieurs d’entre eux invitent des spectateurs à danser sur le plateau. Ensemble, ils forment une ronde, ce qui nous renvoie à un autre vers de la Méditation de John Donne : « Every man is a piece of the continent, A part of the main » (« tout homme est un morceau du continent, une partie de l’ensemble »).

©  César Vayssié : Liberté Cathédrale

Dans Toucher, dernier mouvement de Liberté Cathédrale, l’orgue de Jean-Baptiste Monnot a pris la relève. L’organiste improvise sur Jean-Sébastien Bach et Vivaldi.  La gestuelle est plus lente, mais toujours aussi théâtralisée avec l’expression exagérée des visages, comme dans le cinéma muet. Les danseurs et danseuses forment une grappe humaine ou, si l’on préfère, une sculpture humaine constituée de corps vivants entremêlés les uns aux autres. On se touche beaucoup, on s’agrège à la grappe humaine ou bien on s’en détache. C’est très beau, cette sculpture humaine qui se fait, se défait, se reconstitue différemment, dans un mouvement lent et continu. Seule, les rangs de corbeille sont éclairés. Dans la pénombre du plateau, des duos, des trios se forment. L’orgue semble s’en tenir à une ou deux notes, toujours les mêmes. Des danseurs s’emparent de l’un d’entre eux, le soulèvent comme s’ils portaient un corps mort, ou un cercueil. Plus tard, deux danseuses s’affrontent en combattant avec leurs têtes, comme le feraient deux lutteuses. Un combat de taureaux.

À la fin, alors que le public quitte le théâtre l’orgue continue de jouer, comme à la sortie d’une messe.

 

 

1) – Opéra de Lille (du 14 au 19 décembre 2023)

2) – Dans le cadre du Printemps de la danse, avec le Théâtre de la Ville – Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet 75001 Paris : 01 40 28 28 40  (du 7 au 18 avril 2024)

 

 

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