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Le Marathon estival de Jo Lavaudant

© Marie Clauzade : Astrid Bas et  Maxime Taffanel dans Phèdre de Sénèque, traduction et adaptation de Frédéric Boyer, mise en scène de Georges Lavaudant

 

Le Marathon estival de Jo Lavaudant

 

 

Par Chantal Boiron

Georges Lavaudant est un metteur en scène particulièrement actif. Chaque année, il nous offre une nouvelle création, où il témoigne de sa passion pour les auteurs, classiques (Shakespeare, Sénèque, Kafka…), ou contemporains qu’il aime à nous faire découvrir. Des choix essentiels pour lui, qu’il partage d’ailleurs avec Alain Françon, un artiste de la même génération que lui. Tous deux ont en commun l’amour des mots et la nécessité, le désir toujours renouvelé de créer.

 

Cet été 2023, c’est bien simple, Georges Lavaudant n’a pas arrêté. Après avoir créé au Printemps des Comédiens de Montpellier, Rapport pour une académie de Kafka, dans la traduction de Daniel Loayza, il a repris à Avignon, à la Scala Provence, Le Jour où j’ai appris que j’étais Juif, de et avec Jean-François Derec (18 au 29 juillet 2023), un seul-en-scène drôle, tendre et émouvant que l’humoriste tourne avec succès depuis plusieurs années. Ensuite, Lavaudant a enchaîné avec la reprise de Phèdre de Sénèque au festival de Figeac, dans la cour du Puy (28 juillet 2023), un spectacle qu’il a créé en 2021 au Printemps des Comédiens… Georges Lavaudant est aussi un homme de fidélité ! Fidèle à des festivals :  le Printemps des Comédiens, Les Nuits de Fourvière à Lyon, le Festival de Figeac…. Fidèle à des comédiennes et des comédiens. Prenons justement l’exemple de Jean-François Derec qu’il connaît depuis cinquante ans, depuis le Théâtre Partisan à Grenoble… Fidèle à des collaborateurs artistiques comme Daniel Loyaza qui fut son conseiller et dramaturge à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, au scénographe Jean-Pierre Vergier, son complice de toujours,  ou bien au chorégraphe Jean-Claude Gallota, avec qui il a longtemps partagé l’aventure grenobloise : l’un à la tête du CDN des Alpes, l’autre en créant l’un des tout premiers centres chorégraphiques.

Fidèle mais éclectique dans ses choix de répertoire et dans son approche esthétique. Quand il monte Phèdre, Lavaudant va chercher la tragédie de Sénèque, le philosophe stoïcien latin, bien moins connue en France, plus rude, plus âpre, plus sensuelle que celle de Racine. Et il opte pour le minimalisme, l’épure pour mettre en scène la violence de deux passions contraires qui s’affrontent jusqu’à la folie et la mort : la passion interdite, impossible, de Phèdre pour le jeune Hippolyte, le fils de son époux, Thésée. Et, un Hippolyte qui se voue entièrement à la chasse, aux plaisirs virils. C’est dans le jeu physique des interprètes (Astrid Bas, Maxime Taffanel, Aurélien Recoing…), dans le langage des corps, orchestré par l’ami Gallota, que s’expriment les pulsions transgressives des protagonistes, leurs désirs obsessionnels et funestes. Pour la traduction, Lavaudant a fait appel à l’écrivain Frédéric Boyer, qui signe également l’adaptation.

Une nouvelle traduction est toujours en soi un nouveau regard sur un texte, le point de départ d’une approche nouvelle dans la mise en scène. Mais aussi l’opportunité d’une nouvelle écriture. C’est certainement pour ces raisons que Lavaudant commande fréquemment une nouvelle traduction d’une pièce étrangère qu’il envisage de monter à un auteur qu’il apprécie. 

© DR : Manuel Le Lièvre dans Rapport pour une académie de Franz Kafka, traduction et version scénique de Daniel Loayza, mise en scène de Georges Lavaudant.

 

« La liberté n’est pas une question de choix… »

 

Cette année, au Printemps des comédiens, il portait à la scène un court récit de Kafka, Rapport pour une académie, dans la très belle version scénique de Daniel Loayza. Tout se joue dans un rapport intime, dans la proximité entre les spectateurs et le comédien, Manuel Le Lièvre, poignant, extraordinaire de vérité, dans le personnage d’un singe devenu homme. Chez Kafka, la frontière entre les humains et les animaux est toujours ténue, hasardeuse. À cela, s’ajoute le maquillage impressionnant de Sylvie Cailler et de Jocelyne Milazzo (des heures de travail) qui transforme l’acteur en un singe qui s’est lui-même métamorphosé en homme. D’où un trouble qui ne nous lâchera pas.

Peter Le Rouge (Rotpeter) a été invité par d’éminents académiciens à témoigner sur son ancienne vie de singe. Au bout d’un long tapis rouge, une grande, lourde et magnifique porte de bronze, chargée de symboles, s’ouvre pour laisser pénétrer ce conférencier peu ordinaire. La scénographie est de Jean-Pierre Vergier. Le smoking que porte Peter le Rouge, sa chemise blanche impeccable, son élégance, son éducation contrastent avec ce qui pourrait encore trahir ses origines, une démarche maladroite, un système pileux dru, malgré les cheveux pommadés et la barbe rasée avec soin. Là encore, il faut souligner la performance de Manuel Le Lièvre et la direction d’acteur de Georges Lavaudant.

Blessé par des chasseurs (provocateur et moqueur, il n’hésite pas à exhiber ses cicatrices), capturé, encagé, domestiqué par des hommes qui en firent une bête de cirque, Peter le Rouge est devenu un artiste de vaudeville renommé, il a réussi à intégrer la société des humains, simplement en les observant, en les imitant, en les copiant autant qu’il le pouvait, jusqu’à fumer une pipe ou boire de l’eau de vie. «L’issue », un mot qu’il préfère à celui de liberté («la liberté n’est pas un choix » affirme-t-il), cette issue qu’il cherche désespérément, de fait sa survie, il la trouvera, il la conquerra en acceptant que les hommes le dressent, c’est à dire en acceptant leur « joug » et les coups de fouet. Sa servitude sera sa libération.

Désormais intégré dans la communauté des hommes, Peter profite de l’opportunité de s’exprimer devant cette assemblée honorable et savante pour mettre en évidence, dans une démonstration implacable, avec un humour sarcastique, la condition simiesque des hommes, et à laquelle ceux-ci n’échapperont pas malgré leur certitude d’être supérieurs aux autres espèces vivantes. Le récit de Kafka résonne étrangement aujourd’hui où la prise de conscience de la condition animale met à mal l’anthropocentrisme. Mais, c’est la question de l’identité qui se pose en premier. Peter a cessé d’être un singe ; il ne sera plus jamais ce qu’il a été sans être tout à fait celui qu’il voudrait être. Ce qu’il nous raconte sur la jeune chimpanzé avec qui il passe ses nuits mais qu’il ne supporte pas le jour, révèle sa solitude, sa souffrance et son profond mal être malgré sa réussite sociale.  Le récit de Kafka, dans la traduction de Daniel Loayza, est d’une actualité inouïe. Dirigé par Lavaudant, Manuel Le Lièvre nous le fait entendre dans toute son acuité et sa virulence.

 

Une fois son rapport fini, Peter le Rouge s’en ira comme il est venu. La lourde porte s’ouvre sur une image poétique, d’une grande force symbolique : celle du vieux cimetière juif de Prague, sous la neige. Après avoir posé son chapeau melon sur sa tête, comme le faisaient Kafka et les Pragois de son époque, il s’éloigne au milieu des pierres tombales, alors que la neige voltige légèrement autour de lui.

 

 

Phèdre de Sénèque, à la rentrée, au théâtre de l’Athénée, Paris (12-22 octobre 2023).

Rapport pour une académie de Kafka avec Manuel Lelièvre, en tournée en 2025.

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