© Jean-Louis Fernandez – Laurent Stocker et la troupe de la Comédie-Française dans Le Soulier de satin de Paul Claudel mise en scène d’Éric Ruf, salle Richelieu
Le Soulier de satin : sous le signe de la joie
Par Chantal Boiron
Pour sa dernière création en tant qu’administrateur de la Comédie-Française, Éric Ruf (qui quittera ses fonctions fin juillet 2025) met en scène Le Soulier de satin de Paul Claudel. Quatre-vingt ans après sa création dans la Maison de Molière par Jean-Louis Barrault en 1943, sous l’occupation allemande, c’est faire acte de transmission. Une volonté de transmission que l’on peut également retrouver dans le choix de la distribution puisque Marina Hands est Doña Prouhèze, le personnage qui était interprété par sa mère Ludmilla Mickael dans la mise en scène d’Antoine Vitez au Festival d’Avignon et au Théâtre national de Chaillot en. 1987. Didier Sandre, que l’on retrouve ici dans le rôle de Don Pelage jouait alors Don Rodrigue. C’est Baptiste Chabauty qui reprend le flambeau. Ainsi y a-t-il une transmission entre deux générations d’acteurs à l’intérieur même de la troupe.
Ce spectacle est d’ailleurs un magnifique hommage d’Éric Ruf à la troupe de la Comédie-Française parmi laquelle il aura passé tant d’années. Et, il fallait ces interprètes-là (plusieurs d’entre eux jouent plusieurs personnages) pour nous faire entendre la puissance poétique de la langue de Claudel, pour porter sur scène durant huit heures trente cette œuvre épique et mystérieuse, monumentale et complexe qui, par l’incroyable liberté dont fait preuve l’écrivain, reste encore aujourd’hui une énigme dans le paysage théâtral. Après Jean-Louis Barrault et Antoine Vitez, c’était une gageure qu’Éric Ruf relève avec brio.
L’amour qui unit Don Rodrigue, jeune conquistador épris de gloire, et Doña Prouhèze, épouse du vieux Don Pélage, ne pourra pas s’accomplir ici-bas car tous deux sont déchirés entre le désir qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et leur exigence d’absolu, entre leur sensualité et l’appel impérieux d’une transcendance spirituelle. Rodrigue et Prouhèze sont condamnés à la séparation. Cet amour fou, cet amour total est comme une quête chimérique qui les entraîne à travers l’univers, dans des aventures aussi prodigieuses que mystiques. Éric Ruf, qui signe également la version scénique et la scénographie, place Le Soulier de satin sous le signe de « la joie », mot qui revient fréquemment sous la plume de Claudel : « Ah ! c’était le même saisissement au cœur une seconde, la même joie immense et folle » dit Rodrigue à propos de Prouhèze. « Saisissement », « joie » : on n’est pas très loin des mots de Pascal : « Certitude, joie ». Pour Rodrigue, Prouhèze est « l’étoile » qui le guide. Et ni l’absence, ni l’éloignement ne pourront éteindre cette joie : « Moi, moi, Rodrigue, je suis ta joie. Moi, moi, moi, Rodrigue, je suis ta joie ! » lui dira Prouhèze lors de leur dernière rencontre.
© Jean-Louis Fernandez – Baptiste Chabauty et la troupe de la Comédie-Française dans Le Soulier de satin de Paul Claudel mise en scène d’Éric Ruf, salle Richelieu
Quand on pénètre salle Richelieu, les comédiens sont déjà là, ils ont investi le théâtre. Certains sont sur scène, bavardant, s’affairant, chantonnant avec gaieté, dans une bonne humeur générale. À cour, un petit orchestre joue en live avec Vincent Delerme au piano, accompagné d’Aurélia Bonaque Ferrat, de Merel Junge et d’Ingrid Schoenlaub (violon, trompette, violoncelle). D’autres acteurs se promènent dans les couloirs où ils accueillent les spectateurs. D’autres encore viennent les saluer en empruntant un podium qui traverse la salle comme une sorte de chemin exigu, de passage qui conduirait du plateau jusqu’au public… Podium n’est pas tout à fait le mot adéquat. Par son étroitesse, ce serait plutôt une poutre d’équilibre pour des acrobates ou des gymnastes bien entraînés ! Il faudra toute l’agilité de nos comédiens pour s’y déplacer et y jouer sans embûche, malgré les costumes somptueux de Christian Lacroix.
On entend des cris de mouette. Au fond du plateau, des cordages qui pourraient être les drisses, les écoutes d’un immense voilier. Le parallèle entre un bateau et la scène s’impose naturellement à notre imaginaire : la mer étant omniprésente dans la pièce de Claudel. Rodrigue court les mers du monde, allant des rivages de l’Espagne à ceux de l’Afrique, des Indes occidentales jusqu’aux Baléares, en passant par le Japon etc. Quand le spectacle commence, la troupe, rassemblée sur le plateau forme un chœur devant lequel l’Annoncier (Serge Bagdassarian) prononce les mots d’ouverture : Le Soulier de satin ou le pire n’est pas toujours sûr. À partir de cet instant, nous serons emportés sur ce navire théâtral pour une longue traversée romanesque, métaphysique et poétique. Attaché au grand mât, au milieu de la mer déchaînée, le Père jésuite (Alain Lenglet), frère de Rodrigue, dit de lui comme pour nous signaler d’où vient le problème : « son affaire à ce qu’il imagine n’étant pas d’attendre, mais de conquérir et de posséder ».
Dans la scénographie d’Éric Ruf, on ne quitte jamais le théâtre et ses conventions. On utilise les éclairages (superbes), on joue avec la transparence d’une toile de fond qui devient comme un miroir sans teint etc. Il y a aussi une foule de symboles auxquels il faut prêter attention. Par exemple, sur un pan de la robe de Prouhèze, on devine les traits de la Vierge Marie à qui justement elle donnera son soulier de satin rouge. Cela permet d’aller vite. Et il faut aller vite, très vite car la pièce de Claudel est une succession ininterrompue d’aventures, chaque scène nous entraînant d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre : la Catalogne, l’Afrique du nord, l’Amérique, Prague, Naples… Le minimalisme n’empêche pas la force des images. On a parfois l’impression de regarder un tableau de grand maître. Le plateau vide devient alors comme la toile blanche du peintre : par exemple, durant la Première journée, la scène dans l’auberge avec les paysans armés de fusils et de fourches, prêts à attaquer Don Balthazar (Laurent Stocker). Ou encore, la table surabondante, couverte de fruits et de coquillages, de jambons et de carafes de vin où le même Balthazar s’apprête à souper. Lors de la Quatrième journée, on assistera même à une bataille navale musicale entre l’Armada et la flotte anglaise. On pourrait multiplier les exemples.
© Jean-Louis Fernandez – Marina Hands et Edith Proust dans Le Soulier de satin de Paul Claudel mise en scène d’Éric Ruf, à la Comédie-Française
Nous le disions, les comédiens français sont formidables. Comme toujours. Marina Hands incarne une Prouhèze flamboyante, joyeuse et passionnée dans la première partie. Tragique et déterminée, à la fin. Elle n’hésite pas à ramper sur l’étroite poutre, à grimper, à s’accrocher à une échelle pour tenter de rejoindre Rodrigue alors que son Ange gardien (Sefa Yeboah) veille et l’empêche. Il y aura plus tard une autre scène magnifique avec l’Ange gardien, puis la scène très forte où elle dit sa vérité à Camille (Christophe Montenez) : « Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue ». Retenons encore son ultime et bouleversante rencontre avec Rodrigue, à bord de sa caravelle, au large de Mogador : « Je vous donne tout » lui dit-elle. En effet, avant de repartir, elle lui confie Marie des Sept-Épées (Suliane Brahim), la fille qu’elle a eue de Camille mais « qui ne ressemble qu’à Rodrigue ».
© Jean-Louis Fernandez – Christian Gonon et Baptiste Chabauty dans Le Soulier de satin de Paul Claudel mise en scène d’Éric Ruf, à la Comédie-Française
Quant à Baptiste Chabauty, il nous fait d’abord vivre intensément, et dans la joie lui aussi, dans une forme d’optimisme, les aventures du jeune Rodrigue, un conquérant sûr de lui. Plus tard, il nous fera vivre de façon très juste, très émouvante, sa métamorphose, son vieillissement et les changements qui s’opèrent en lui. Quand Rodrigue revient enfin en Espagne, il n’est plus le jeune et glorieux conquistador qui remportait toutes les batailles. Il a perdu une jambe en combattant les Japonais. Il a perdu ses richesses et sa caravelle. C’est un misérable qui vit sur un rafiot et qui, pour gagner quelques sous, peint des images pieuses. Il y a des icônes accrochées partout autour de lui. On y retrouve celle de la Vierge avec le petit soulier de satin rouge de Doña Prouhèze. Désormais, ses ambitions sont ailleurs : « Je suis venu pour élargir la terre » dira-t-il à Doña Sept-Épées.
© Jean-Louis Fernandez – Didier Sandre et Danièle Lebrun dans Le Soulier de satin de Paul Claudel mise en scène d’Éric Ruf, à la Comédie-Française
Citons Didier Sandre, acteur claudélien par excellence qui, après avoir joué Rodrigue il y a près de quarante ans, reprend le rôle de Don Pélage qu’interprétait autrefois Antoine Vitez… Laurent Stocker que l’on voit camper dans la Première journée un Balthazar généreux et drôle, aux allures de Falstaff, puis d’autres personnages comme l’Archéologue… Danièle Lebrun qui interprète, tour à tour, le Chancelier, Doña Honororia, le Chambellan et la Religieuse. Ou encore, Suliane Brahim dans le rôle de Doña Sept-Épées, aussi libre, aussi passionnée que sa mère, Doña Prouhèze, en révolte contre Rodrigue qui refuse d’aller avec elle combattre la barbarie en Afrique : « Ce n’est pas la peine d’avoir un père s’il n’est pas comme nous » lui lance-t-elle avant de s’en aller. Il y a encore la très belle scène avec la Bouchère (Coraly Zahonero) …
© Jean-Louis Fernandez – Coraly Zahonero et Suliane Brahim dans Le Soulier de satin de Paul Claudel mise en scène d’Éric Ruf, à la Comédie-Française.
Lorsque la pièce de Claudel s’achève, Rodrigue a tout perdu. À lui, dont « l’affaire (était) de conquérir et de posséder », il ne reste rien. C’est un proscrit et un SDF, dépouillé de tout. Sans doute, fallait-il en passer par là pour qu’il trouve sa vérité. Prouhèze est toujours son étoile éternelle. Et, en le rachetant avec un chaudron en fer et quelques hardes, la sœur Glaneuse l’a sauvé d’une mort programmée. Claudel nous l’avait bien dit : « Le pire n’est pas toujours sûr ». Alors que Rodrigue s’éloigne avec la vieille religieuse, on entend le coup de canon qui annonce que Doña Sept-Épées est arrivée sur le bateau de Jean d’Autriche, qu’elle est sauvée elle aussi : la fille de Prouhèze, « l’enfant de la Douleur, » a rejoint le fils de Dona Musique, « l’enfant de la Joie ». Cette fois, la joie a définitivement gagné.
Au moment des saluts, la troupe entonne un dernier chant. Il n’est pas si facile de mettre un point final après une telle aventure théâtrale. Quant à nous, spectateur, au sortir de cette magnifique traversée claudélienne, de cette incroyable expérience que nous venons de vivre, nous éprouvons ce même sentiment de joie.
Le Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène d’Éric Ruf, à la Comédie-Française, salle Richelieu, du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025, avec un horaire exceptionnel : 15h – 23h30