Bienvenue sur le site de la revue Ubu
 

Le Suicidé, « vaudeville soviétique » d’une actualité brûlante

© HL – Juliette Parisot : Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mise en scène de Jean Bellorini

 

 

 

Le Suicidé, « vaudeville soviétique » d’une actualité brûlante  

 

Par Chantal Boiron

Pour sa deuxième création au TNP, Jean Bellorini a choisi de mettre en scène Le Suicidé de Nicolaï Erdman, dans la traduction d’André Markowicz. Monter aujourd’hui ce « vaudeville soviétique » est comme une évidence. Écrite en 1928, interdite par la censure de Staline avant même d’avoir été jouée, la pièce de Nicolaï Erdman, chef d’œuvre de la littérature russe, résonne étonnamment avec ce qui se passe actuellement en Europe.

Erdman n’a pas trente ans quand il l’écrit. Après le triomphe du Mandat, créé par Meyerhold, ce sera sa seconde et sa dernière pièce. Auteur d’un poème satirique à l’encontre du pouvoir, il est arrêté, déporté, puis assigné à résidence, à l’instar de nombreux écrivains et artistes russes sous la terreur stalinienne.

 

LE SUICIDÉ, de Nicolaï Erdman, mise en scene de Jean Bellorini, au Theatre National Populaire, decembre 2022. Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly et Tatiana Frolova.

© HL – Juliette Parisot : Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mise en scène de Jean Bellorini.

 

Une tragédie burlesque

Au tout début du spectacle, le plateau vide s’offre à la troupe réunie par Jean Bellorini comme un espace de jeu, une page blanche sur laquelle ils vont faire vivre l’histoire tragicomique de Semione Semionovitch Podsekalnikov, le héros ou plutôt l’anti-héros de Nicolaï Erdman.

Alors que les spectateurs prennent place dans la grande salle du TNP, une femme semble attendre patiemment, presque avec fatalisme, que quelque chose se produise enfin. C’est Serafima Ilinitchna (interprétée par Jacques Hadjajé), la belle-mère de Sémione. Elle est là, seule, assise dans son coin, jusqu’à l’instant où tous les autres personnages déboulent, surgissent d’un coup, comme par magie. Le ton est donné. L’action sera menée tambour battant. Au milieu de la scène, un petit lit de fer où Semione (François Deblock) et Macha (Clara Mayer), son épouse, se sont couchés. Leurs visages endormis apparaissent en gros plan sur un écran vidéo … Brusquement, Semione réveille Macha. Il veut manger du saucisson. Macha, elle, veut dormir. Ce simple incident dégénère en scène conjugale où éclate la précarité de leur situation : Semione est au chômage depuis des mois. C’est Macha qui fait vivre le ménage. À bout de nerfs, Semione menace de se tuer. Macha fait tomber le bougeoir. Quand la lumière se rallume, Sémione s’est volatilisé. Il a disparu … sans son pantalon ! Voilà de quoi affoler Macha et Serafima. Les deux femmes alertent leur entourage. Chacun y va de son commentaire. Dans le rôle de Margarita, Anke Engelsmann est incroyable de drôlerie. On cherche Semione dans les toilettes, dans la cuisine, on se précipite dehors jusqu’à ce que le voisin Kalabouchkine (Marc Plas) mette la main dessus. Dès lors, le suicide de Semione Semionovitch Podsekalnikov est annoncé. Et ça devient une affaire publique.

Le Suicidé est une comédie grinçante, une tragédie burlesque, pleine de rebondissements et de quiproquos absurdes, avec une galerie de personnages, hauts en couleur, tirés de la société soviétique de l’époque. Pour les incarner, Bellorini a rassemblé une quinzaine de comédiens qui forment une vraie troupe et s’en donnent à cœur joie. Les événements s’enchaînent à une cadence infernale. C’est une sorte de course poursuite complètement délirante à laquelle on assiste.

La mise en scène de Jean Bellorini est fluide, rapide, structurée. C’est une scénographie cinématographique avec de grandes scènes d’action, des plans généraux et d’autres plus intimistes. Et les gros plans en vidéo. Le découpage se fait grâce aux éclairages, ou bien par des panneaux qui tombent des cintres, créant de nouveaux espaces où surgissent toujours plus de protagonistes.

Les chansons, la musique jouées en live par un petit orchestre évoquent une sorte de cabaret expressionniste. Clin d’œil ironique à l’ex-Union soviétique, les musiciens portent l’uniforme des chanteurs de l’Armée rouge et interprètent des chants patriotiques de leur répertoire : par exemple, L’Armée rouge est la plus forte, un chant écrit en 1920, durant la guerre civile en Crimée. Décidément, l’Histoire n’en finit pas de balbutier.

 

LE SUICIDÉ, de Nicolaï Erdman, mise en scène de Jean Bellorini, au Theatre National Populaire. Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly et Tatiana Frolova.

© HL – Juliette Parisot : Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mise en scène de Jean Bellorini

 

Une farce politique et métaphysique

 Par de-là le rire que provoque cette farce moderne, il y a le drame de Semione sur lequel s’acharne la fatalité : un moment, il espère pouvoir gagner de l’argent en jouant de l’hélicon mais rien ne se passe pas comme prévu. Ce rêveur mélancolique est la proie idéale d’une société cynique et impitoyable où chacun ne pense qu’à son propre intérêt. Très vite, à l’instigation de Kalabouchkine, manipulés par lui, des représentants de toutes sortes d’organisations (politiques, artistiques, religieuses etc.) cherchent à tirer parti de ce suicide programmé en allant jusqu’à convaincre Semione de se tuer : Aristarsque (Damien Zanoly) au nom de l’intelligentsia russe ; Pougatchov le boucher (Mathieu Delmonté), au nom du commerce ; Cléo (Liza Alegria Ndikita) par romantisme, etc. Le suicide est monnayable. Cela peut être une affaire rentable. Espérant devenir un héros, Semione, l’anti-héros, le chômeur qui se considère comme un raté, est prêt à « se sacrifier pour tous ». De fait, il se retrouve seul face à tous ces bureaucrates, une vraie bande de chacals, comme un animal poursuivi par une meute de chiens. Il faut saluer l’interprétation de François Deblock, qui nous fait rire et nous émeut.

 Tout au long de sa pièce, Erdman distille des critiques violentes mais toujours subtiles à l’encontre de la bureaucratie soviétique, de la dictature stalinienne et de sa propagande mensongère. Ainsi, Serafima s’interroge-t-elle : « Est-ce que c’est possible qu’en Russie, il n’y ait pas de travail, chez nous, il y en aurait assez pour toute l’humanité, il faut juste savoir se débrouiller ». Ou bien, ce coup de fil très osé que Semione passe au Kremlin: « Ce que je vais faire, chers camarades, c’est que je téléphone au Kremlin. En ligne directe au Kremlin. Direct dans le cœur rouge de la République soviétique. Je téléphone… et n’importe qui, là-dedans… je le traite de tous les noms … »  Et, à la fin, il dira : « Même quand notre gouvernement colle partout ses appels « À tous. À tous. À tous. », même là, moi, je ne les lis pas, parce que je sais que c’est à tous – mais pas à moi. Ce que je demande, ce n’est pas grand-chose. Tous vos mondes à bâtir, toutes vos victoires, vos incendies du monde entier et vos conquêtes – ça, gardez-le pour vous. Moi, camarades, il suffit que vous me donniez une vie tranquille et un salaire correct ».

Tout cela résonne terriblement avec Poutine, la guerre et la terreur qu’il fait régner en Ukraine. Jamais, la pièce de Nicolaï Erdman n’a été aussi actuelle. La proximité entre l’écrivain et son personnage est frappante. Jean Bellorini a eu la belle idée de faire dire en off par Tatiana Frolova, metteuse en scène russe en exil, la lettre que Mikhaïl Boulgakov a adressée à Staline en février 1938 pour essayer de faire « alléger le sort » de Nicolaï Erdman.

 

LE SUICIDÉ, de Nicolaï Erdman, mise en scène de Jean Bellorini, au Theatre National Populaire, decembre 2022. Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly et Tatiana Frolova.

© HL – Juliette Parisot : Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mise en scène de Jean Bellorini

 

Le Suicidé est surtout une fable métaphysique. Une fois son suicide fixé à midi pile, Sémione prononce des mots poignants sur le tic-tac de la pendule, sur la seconde fatale qui précède l’instant de la mort : « Qu’est-ce que c’est, une seconde ? Tic-tac. Oui, tic-tac. Et, ce qu’il y a, entre ce tic et ce tac, c’est un mur. Oui, un mur, c’est-à-dire le canon du révolver. »

Au cours du banquet, organisé pour célébrer notre héros malgré lui, les verres de vodka se succèdent à une vitesse funèbre. Même si l’on entonne des chants patriotiques russes. Et même si l’on danse, on croirait un tribunal. Debout sur la table, Semione chante Creep, le tube de Radiohead, avec ces mots : « I don’t belong here », « ma place n’est pas ici ». Alors que l’heure fatale approche, il enlève le beau costume qu’il portait, se retrouve en slip et en maillot de corps, un bonnet sur la tête : sa tenue de condamné à mort. Micro à la main, il continue de chanter jusqu’à ce qu’un musicien tape sur sa cymbale les douze coups de midi. Les autres chantent en chœur : « Ce n’est qu’un au revoir mes frères ». Semione s’en va, recouvert de la nappe du banquet.

On s’active à préparer son enterrement en grande pompe. Une modiste et une couturière viennent chez Macha pour des essayages. Autour du cercueil, où l’on a installé le corps, chacun y va de son petit discours : Semione est un mort idéologique. Avec son ironie féroce, désespérée, Nicolaï Erdman en fait l’objet d’un véritable débat sur la question du défunt. On pourrait croire que l’histoire est finie… Mais notre écrivain de génie nous réserve un dernier (et son plus surprenant) coup de théâtre. Comme Lazare, Sémione se lève de son cercueil. Il ne s’est pas tué. Il était simplement ivre mort. Les derniers mots de notre suicidaire repenti sont un véritable hymne à la vie : « N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. Dans la vie, vous pouvez être des gens très chers, des bien-aimés, des proches. Même les plus proches. Mais devant la mort, que peut-il y avoir de plus proche, de plus aimé, de plus cher que son bras, que sa jambe, que son ventre? Je suis amoureux de mon ventre, camarades. Je suis amoureux fou de mon ventre, camarades. »

Le soir où nous avons vu le spectacle, la salle Roger-Planchon était archi pleine. Il y avait beaucoup de jeunes gens parmi le public. À la fin, tous étaient enthousiastes. Oui, il y avait une urgence à nous faire réentendre aujourd’hui le chef d’œuvre de Nicolaï Erdman.

 

Le Suicidé, vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman a été publié, dans la traduction d’André Markowitz, aux Éditions Les Solitaires Intempestifs

Création au TNP, Villeurbanne : du 15 au 17 décembre 2022 ; puis du 6 au 20 janvier 2023

Tournée : les 27 et 28 janvier 2023, Opéra de Massy ; du 9 au 18 février 2023, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN ; les 1er et 2 mars 2023, La Coursive – Scène nationale, La Rochelle ; le 9 mars 2023, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne ; du 16 au 18 mars 2023, La Criée – Théâtre national de Marseille ; les 12 et 13 avril 2023, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production

 

Share Post