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Le Voyage dans l’Est : Angot/Nordey

© Jean-Louis Fernandez : Voyage dans l’Est de Christine Angot, mise en scène de Stanislas Nordey

Le Voyage dans l’Est : Angot/Nordey 

Par Chantal Boiron

Le Voyage dans l’Est de Christine Angot aura été pour Stanislas Nordey une sorte de passage, une transition entre le Théâtre national de Strasbourg dont il fut le directeur durant neuf ans (2014-2023) et la reprise d’une compagnie indépendante. En effet, si la création du spectacle a eu lieu au TNS (28 novembre – 8 décembre 2024), c’était une production de la Compagnie Nordey (1).

C’est certain, on se souviendra des années Nordey au TNS comme on se souvient encore des années où Jean-Pierre Vincent en était le directeur. Stanislas Nordey a su créer à Strasbourg une effervescence, avec les comédiens et comédiennes, auteurs et autrices, metteurs et metteuses en scène qui l’ont accompagné, avec l’École ou il s’est totalement investi, avec des initiatives comme Premier Acte, ou encore la revue Parages, animée par Frédéric Vossier… Un livre du photographe Jean-Louis Fernandez (2), compagnon de route de ces années Nordey au TNS, retrace en photos ces neuf saisons intenses.

Au TNS, Stanislas Nordey a privilégié l’écriture contemporaine, avec conviction et ténacité, s’attachant à respecter la parité entre autrices et auteurs. Lui-même aura créé des textes de Falk Richter, de Wajdi Mouawad, d’Edouard Louis, de Marie Ndiaye, de Claudine Galea … Rien d’étonnant à ce qu’il s’intéresse, tôt ou tard, à l’écriture de Christine Angot. Le Voyage dans l’Est est l’un des spectacles les plus forts qu’il ait mis en scène à Strasbourg.

© Jean-Louis Fernandez :  Cécile Brune et Pierre-François Garel dans Voyage dans l’Est de Christine Angot, mise en scène de Stanislas Nordey

On peut qualifier Le Voyage dans l’Est (Prix Médicis 2021) de récit autobiographique même si Christine Angot récuse le mot d’autofiction. L’écrivaine y analyse, avec le recul du temps et la distance qu’apporte l’écriture, la relation destructrice que lui a imposée son père, Pierre Angot, depuis son enfance. Jusqu’à leur première rencontre, elle a alors treize ans, il a refusé de la reconnaître et même de la voir. À Châteauroux, c’était « la fille sans père ». Leur rencontre a lieu à Strasbourg où il travaille au Conseil de l’Europe. Pour l’adolescente, ce père qu’elle a si longtemps fantasmé, rêvé, va devenir « la personne la plus importante de sa vie ». Pourtant, dès les premiers moments qu’il passe ensemble, il l’embrasse sur la bouche. Premier geste d’un inceste qui va durer des années. Première ébauche d’un viol à répétition.

Dans son récit, Christine Angot met en évidence l’abus de la position dominante du prédateur vis-à-vis de sa jeune victime. Usant de son ascendant moral, l’adulte trompe et asservit l’enfant : il en fait « son » esclave sexuel en l’éduquant selon ses propres fantasmes. Ce que Christine subit en outre, c’est d’être reniée par son propre père. En refusant tout « rapport père-fille normal » entre eux, il lui interdit le droit d’être sa fille, au moment même d’ailleurs où il la reconnaît juridiquement, où il lui donne son nom. Ainsi, restera-t-elle définitivement pour lui une « enfant de seconde zone ». C’est d’une violence inouïe.

Comment l’adolescente pourrait-elle se révolter contre ce père qui lui a tant manqué, dont elle a tant désiré la présence… Un père qu’elle trouve si extraordinaire, qui la fait vivre dans un milieu si différent de celui où elle vivait jusque-là avec sa mère, qui lui écrit des lettres chaleureuses, qui lui parle de littérature, bref ! qu’elle idolâtre. Se révolter contre lui, refuser la relation abjecte, criminelle qu’il lui impose, ce serait le faire chuter du piédestal où elle-même l’a installé. Ce serait tuer ses rêves d’enfant, et se confronter de nouveau à l’abandon. Sans oublier la peur qui paralyse une victime et l’empêche de «briser le silence».

© Jean-Louis Fernandez : Cécile Brune et Claude Duparfait dans Voyage dans l’Est de Christine Angot, mise en scène de Stanislas Nordey

Dans son opiniâtreté à comprendre ce qui s’est passé, comment et pourquoi cela a pu durer autant d’années, Christine Angot démonte les mécanismes de l’emprise sexuelle et de la manipulation psychologique que son père a exercées sur elle et qui expliquent son ‘apparent’ consentement. À cela se mêle un sentiment de responsabilité et, donc, de culpabilité. Voire de « déchéance ». Avec, conséquence inéluctable, les rechutes fatidiques : un cercle infernal où elle s’enferme…

Il y a chez Christine Angot une hantise de l’objectivité, de s’en tenir aux faits comme dans une enquête d’investigation journalistique. En même temps, son récit est une introspection, une autoanalyse. On pourrait même dire qu’elle procède à une autopsie de ce qu’elle a été, de ce qu’elle a vécu, avec la rigueur d’un médecin légiste. Ce sont d’incessants allers-retours entre le présent et le passé, entre ce qu’elle est devenue et celle qu’elle a été à différents moments de sa vie, enfant, adolescente, jeune épouse… Elle retourne sur les lieux du crime, là où elle a été violée par son père, tente de restituer une chronologie précise des faits, de retrouver et de décrire ce qu’elle a ressenti alors, s’accrochant au moindre détail, avec une obsession presque maladive : « La reconstitution de la vérité, c’est difficile ».  Elle s’interroge sur les ambiguïtés et les non-dits de ses proches, de ceux qui savaient mais qui n’ont rien fait : le silence de sa mère pourtant mise au courant par un ami et qui n’a pas porté plainte. Plus tard, le silence Claude, son mari, qui a entendu « le lit grincer » mais qui ne lui a pas proposé de témoigner. Silences complices.

Sa quête, sa recherche d’une vérité perdue est un long et douloureux voyage. Commencé à Strasbourg, il la conduit à Nice, en passant par Reims, Le Touquet, Paris… Avec pour compagnons de route le mal d’être, la boulimie, les insomnies, la dépression… En un mot, la maladie comme métaphore. Ce qui nous émeut chez la narratrice, c’est son besoin de se rassurer, de se dire que son père l’aimait peut-être, que cela n’était pas uniquement de la manipulation. Un autre leurre ? Le père de Christine mourra en ayant perdu la mémoire. Une forme de fuite et la négation définitive de ce qui a été.

© Jean-Louis Fernandez : Voyage dans l’Est de Christine Angot, mise en scène de Stanislas Nordey

Stanislas Nordey a pris le parti d’une mise en scène sobre qui va à l’essentiel. C’est la meilleure façon de rendre compte de l’écriture de Christine Angot, de la distance qu’il y a dans son récit tout en nous faisant saisir la complexité de ce long et difficile voyage introspectif vers la vérité. Il a eu l’idée très juste de faire appel à trois comédiennes pour interpréter le personnage de la narratrice à des âges différents : Carla Audebaud, Christine de 13 à 25 ; Charline Grand, Christine 25-45 ans ; Cécile Brune, Christine aujourd’hui, celle qui raconte et qui regarde, observe les deux Christine plus jeunes qui subissent ces violences. Grâce à la vidéo de Jérémie Bernaert, la démultiplication des Christine, comme les allers-retours entre le présent et le passé, entre les différentes, se font en toute clarté et en toute fluidité. C’est la vidéo qui nous fait découvrir le regard de Christine adulte sur l’adolescente, puis la jeune femme qu’elle a été, sur ce qu’elle a vécu alors, avec des gros plans d’une grande force émotionnelle : par exemple, quand Cécile Brune (magnifique de présence, comme toujours), visage entre les mains, semble perdue dans ses pensées, tandis qu’à travers la vitre du train les arbres défilent.

On le disait, Stanislas Nordey privilégie l’écriture de Christine Angot. C’est l’écriture qui, seule désormais, peut donner vie à une réalité longtemps non dite, une réalité qui a été niée. Et c’est l’écriture qui crée la distance, le décalage entre le réel et la fiction. Des phrases du texte sont projetées en italique. L’écriture est omniprésente. La scénographie d’Emmanuel Clolus suggère à la fois l’enfermement d’une boîte théâtrale et une sorte d’ouverture en perspective, comme un tunnel  où est posée la caméra et qui mène on ne sait où. Peut-être nulle part ? Sur scène, une chaise. De simple ronds ou rectangles de lumière délimitent la place de chaque personnage : Pierre (Pierre-François Garrel), le père, en costume beige et chemise blanche. Apparemment si banal, si normal… Claude (Claude Duparfait), le mari, peut-être l’être le plus proche de Christine et qui, pourtant, n’agira pas le moment venu. La scène, c’est l’espace où l’on croise les différents personnages que fait intervenir Christine tout au long de sa quête. Notons la même sobriété pour la bande son avec l’Adagio d’Albinoni, joué au piano, qui revient comme un leitmotiv mélancolique.

Ce que l’on retiendra encore, ce sont les villes où il y eut une agression sexuelle, un viol et dont les noms s’inscrivent en majuscules : STRASBOURG, REIMS, LE TOUQUET, PARIS… Ces villes deviennent alors comme les stations successives d’un chemin de croix inexorable. Les étapes d’un long voyage douloureux mais nécessaire pour en finir avec la solitude.

1) Le Voyage dans l’Est, texte de Christine Angot, mise en scène de Stanislas Nordey, créé au TNS, à Strasbourg (28 novembre- 8 décembre 2023). En tournée : Théâtre Nanterre-Amandiers, CDN du 1er au 15 mars 2024

Le roman de Christine Angot (prix Médicis 2021) est publié aux éditions Flammarion.

2) La collection de la revue Parages compte douze numéros.

Histoires d’une seconde 2014-2023Neuf saisons de photographies au Théâtre National de Strasbourg de Jean-Louis Fernandez – TNS (juillet 2023) 20€

3)  Une famille, le premier long métrage de Christine Angot, a été projeté en première mondiale le 18 février 2024, au 74e Festival international du film de Berlin (Berlinales), dans le cadre des Rencontres. Il y a obtenu le Prix ​​du jury des lecteurs du Tagesspiegel – Sortie en France : 20 mars 2024.

 

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