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Les femmes, armes de guerre

© Christophe Raynaud de Lage : La guerre n’a pas un visage de femme d’après le livre de Svetlana Alexievitch, mise en scène de Julie Deliquet

Les femmes, armes de guerre

Par Chantal Boiron

En adaptant au théâtre La Guerre n’a pas un visage de femme, le premier livre de Svetlana Alexievitch (Prix Nobel de Littérature en 2015), Julie Deliquet nous propose un théâtre du réel sans images. Un théâtre du réel qui nous confronte aux atrocités de la guerre sans jamais nous les montrer. Pas de vidéos, ni de la bataille de la bataille de Stalingrad, par exemple. Mais juste des mots. La metteuse en scène s’appuie uniquement sur les entretiens, les témoignages recueillis par l’écrivaine biélorusse, dans les années 1970, auprès de femmes qui ont combattu dans l’armée soviétique durant la Seconde Guerre mondiale. Ukrainiennes ou Biélorusses, elles se sont immédiatement engagées en 1941, après la rupture du pacte germano-soviétique et l’invasion de l’Union soviétique par les forces nazies. Près d’un million de femmes ont servi dans l’Armée rouge.

C’est une histoire de femmes, une histoire féminine qui nous est contée ici. Ça se passe des années après la guerre. Neuf femmes (Julie André, Astrid Baylha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Hélène Viviès) sont assises face au public. Derrière elles, le décor représente en perspective l’intérieur d’un appartement communautaire des années 1960-70, modeste et vieillot, comme ceux où elles ont probablement vécu. On y voit des chambres, une salle de bain. Du linge sèche sur des fils de fer. Une femme, plus jeune que les autres (Blanche Ripoche) se tient devant elles. C’est Svetlana. Elle explique qu’elle veut faire une enquête sur ces femmes, écrire leur histoire, et s’interroge sur sa légitimité puisqu’elle n’a jamais pris les armes. En répondant à ses questions, les neuf femmes s’adressent aux spectateurs. La lumière éclaire la salle. Partir au front alors qu’elles étaient si jeunes (entre 13 et 20 ans), c’était un engagement, leur choix. Elles sont parties « la fleur au fusil ». Elles ne savaient rien, ont tout « appris sur le tas ». Et se sont retrouvées sur le front, infirmières, brancardières, médecins, mais aussi agents de renseignements, tireuses d’élite ou aviatrices. Certaines avaient laissé derrière elles des enfants : « L’idéal est plus fort que l’instinct maternel » dira Antonina (Evelyne Didi).  Elles racontent ce qu’a été la guerre pour elles, la première fois qu’elles ont tué un Allemand, un homme. « D’où venait la haine ? » s’interroge Lioudmila, le médecin (Marie Payen). L’horreur quotidienne était devenue « normale ». C’était « se déserter de son humanité », dira Lioudmila. La jeune écrivaine les écoute, prend des notes : « Face à la mort, c’était encore la vie ».  

© Christophe Raynaud de Lage : La guerre n’a pas un visage de femme d’après le livre de Svetlana Alexievitch, mise en scène de Julie Deliquet

Quand les questions deviennent plus directes, plus personnelles et peut-être plus dérangeantes, elles se lèvent, vont et viennent dans l’appartement. La lumière s’est éteinte dans la salle et n’éclaire plus que la scène. « Comment vivre après la guerre ? ».  De retour chez elles, elles n’ont évoqué que les souvenirs « qu’il fallait », c’est-à-dire ceux qui étaient autorisés par les hommes (maris ou pères), les familles et les belles familles. Là, elles parlent des uniformes qui les déformaient, du besoin par moments de se sentir à nouveau des femmes, de la honte d’avoir leurs règles et rien pour se protéger. Dans la chambre du fond, il y a un piano. Elles chantent de vieilles chansons russes. Svetlana cite des vers d’Anna Akhmatova.  Elles disent aussi des poèmes de Pouchkine.  Alexandra (Odja Llorca) est allée s’allonger dans une des chambres. Et, comme la nuit tombe, elle a allumé une lampe. Tous ces petits détails apportent de l’authenticité au spectacle. On est ‘avec’ ces femmes qui se sont battues, sacrifiées pour la liberté.

Petit à petit, sans doute mises en confiance, elles se livrent de plus en plus et disent des choses qu’elles avaient toujours tues. « Les femmes sont des armes de guerre ». Certaines reconnaissent avoir été abusées sexuellement par les soldats et officiers. Et, après la guerre, ce sera pour elles une autre guerre, plus dure encore. On les traitera « de salopes en uniforme » tandis que les hommes étaient considérés comme des héros. Pour celles qui en avaient, il y a eu culpabilité d’avoir abandonné leurs enfants durant toutes ces années. La force du spectacle de Julie Deliquet, c’est la pudeur et la vérité que l’on ressent. Il n’y a aucun temps mort. On ne voit pas le temps passer. C’est un magnifique travail choral et il faut saluer l’interprétation des dix comédiennes, leur justesse même dans les plus petites choses. On est captivé par ce qu’elles nous racontent. On sourit. On rit. On est ému. 

 

Au TGP, CDN de Saint-Denis, jusqu’au 17 octobre 2025. Puis en tournée en 2026 : Les 8 et 9 janvier 2026, Théâtre National de Nice, centre dramatique national Nice Côte d’Azur ; les 14 et 15 janvier, MC2: Maison de la Culture de Grenoble, scène nationale ; du 21 au 31 janvier, Les Célestins, Théâtre de Lyon ; les 4 et 5 février, La Comédie de Saint-Étienne, centre dramatique national ; les 10 et 11 février, Théâtre de Lorient, centre dramatique national ; du 18 au 20 février, Comédie de Genève ; les 25 et 26 février, Malraux, scène nationale de Chambéry Savoie ; du 3 au 7 mars, Théâtre Dijon-Bourgogne, centre dramatique national ; les 11 et 12 mars, Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie ; les 18 et 19 mars, Le Grand R, scène nationale, La Roche-sur-Yon ; le 27 mars, L’Archipel, scène nationale, Perpignan ; du 31 mars au 3 avril, Théâtre de la cité, centre dramatique national Toulouse Occitanie ;  du 8 au 10 avril, Comédie, centre dramatique national, Reims ; le 14 avril, La Ferme du Buisson, scène nationale, Noisiel ; le 17 avril, EMC91, Saint-Michel-sur-Orge ; du 22 au 24 avril, Nouveau Théâtre de Besançon, centre dramatique national ; les 28 et 29 avril, La rose des vents, scène nationale Lille Métropole-Villeneuve d’Ascq ; le 5 mai, Équinoxe, scène nationale, Châteauroux

c’est la fête.

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