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Phia, bâtisseuse de l’éphémère

© Christophe Raynaud de Lage – Trilogie des contes immoraux (pour Europe)– Temple Père de Phia Ménard – Cie Non Nova

 

 

Phia, bâtisseuse de l’éphémère 

 

Par Chantal Boiron

Ce fut un triomphe à la MC93, le 6 janvier 2022, lors de la première de Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe) de Phia Ménard. La grande salle Oleg Efremov était bondée alors que le spectacle dure quand même trois heures sans entracte. Ce soir-là, l’une des interprètes de la seconde partie étant malade, Phia avait décidé de la remplacer au pied levé pour que la représentation puisse avoir lieu comme prévu. Pour elle, ce furent donc trois heures en scène, non-stop. À la fin, il y eut une vibrante ovation pour la saluer avec son équipe. Notons que le public était plutôt jeune ce qui prouve que, lorsque ça les intéresse, les générations Y et Z vont au théâtre… Et que le variant Omicron ne semble pas alors les décourager.

Pour sa trilogie, Phia Ménard a prolongé Maison Mère (spectacle créé en 2017) de deux autres chapitres, Temple Père et La Rencontre interdite, les trois volets constituant une étonnante chorégraphie architecturale.

 

"Trilogie des contes immoraux (pour Europe) - Maison mère" © Christophe Raynaud de L'auge

© Christophe Raynaud de Laage: Trilogie des contes immoraux (pour Europe) – Maison mère de Phia Ménard

 

C’est aussi une formidable performance. Déjà, il y a tout ce que Phia Ménard accomplit physiquement dans Maison Mère pour construire une maison en carton, « un Parthénon en kit », avec uniquement du ruban adhésif et une tronçonneuse qui lui sert à découper les colonnes du temple antique. Transformée en Athéna « punk » et équilibriste, elle nous stupéfie par la minutie et la précision de chacun de ses gestes, par sa force quand il s’agit de renverser l’énorme et volumineux package pour le remettre à l’endroit. Les sons, les bruits amplifiés ajoutent au suspense. À force d’efforts et d’obstination, son « cartenon » finit par se dresser fièrement sur scène. On pourrait y voir la métaphore d’une l’Europe originelle et idéale. Et, dans une dimension psychanalytique, celle du ventre de la mère. Mais la victoire s’avère éphémère. Trop fragile, la construction de carton est aussitôt anéantie, explosée par la pluie, l’orage, le déchaînement des forces naturelles. Sous le regard désabusé de notre guerrière bricoleuse, ce ne sont plus que ruines qui symbolisent, cette fois, les défaillances et les faiblesses de l’Europe d’aujourd’hui. Une utopie perdue. Gâchée…

 

De la couleur au noir et blanc

 

"Trilogie des contes immoraux (pour Europe) - Temple père" de Phia Ménard - Cie Non Nova : © Christophe Raynaud de L'auge

© Christophe Raynaud de Laage: Trilogie des contes immoraux (pour Europe)- Temple père de Phia Ménard

 

Alors que l’eau envahit l’immense plateau de Bobigny, un autre paysage surgit de la brume, à la fois poétique et inquiétant. Un paysage noir et blanc au centre duquel un énorme projecteur, on dirait un phare, dont la lumière tournante troue par instants l’obscurité du plateau. C’est très beau plastiquement.

Obéissant aux ordres d’une femme dominatrice et autoritaire (entre le chef de chantier despote et la maîtresse SM) des ouvriers, réduits à l’esclavage, et semble-t-il totalement subjugués par elle, débarrassent en silence les ruines du temple grec et se mettent à ériger, avec des gestes méthodiques, répétitifs, à la manière de machines bien huilées, une tour qui s’élèvera toujours plus haut, jusque dans les cintres du théâtre.  Ce n’est pas si simple et plutôt risqué de monter leurs encombrants panneaux d’un étage à l’autre.  Est-ce la tour de Babel ou un chimérique château de cartes que nous avons sous les yeux ? Cela pourrait être aussi bien l’image d’une tour de la Défense ou de Manhattan, ou encore un totem phallique, peu importe : pour Phia Ménard, il faut y voir le symbole de l’ultra-libéralisme et du pouvoir patriarcal. L’exploitation, l’humiliation des faibles sont les thématiques des deux dernières parties de la trilogie.

La maîtresse SM tyrannique et sadique, qui commande à ce petit peuple d’esclaves acrobates, c’est la performeuse islandaise Inga Huld Hákonardóttir. Elle interprète (en anglais, français ou en islandais) une partition savante, composée par Phia Ménard et Jonathan Drillet à partir d’auteurs très différents. On y trouve des citations attribuées au mythique Hermès Trismégiste, des extraits de l’écrivain russe Velimir   Khlebnikov, de Metropolis, le film de Fritz Lang ou encore du poète américain John Giorno…

Le totem biblique ne perdurera pas plus que le Parthénon de carton.  On l’enveloppera sous un film de plastique comme un vulgaire objet de consommation. Mais alors, dans un geste de négation, de révolte radicale mais jubilatoire, Phia Ménard enduira la bâche transparente de peinture noire, rendant la tour invisible.

Que ce soit dans Maison Mère ou dans les deux autres parties de Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe), on pourrait parler d’une poétique du constructeur chez Phia Ménard. C’est un constructeur d’utopies, à la fois acrobate et performer, dont la gestuelle s’inscrit dans un rituel chorégraphique extrêmement précis. Mais l’utopie qu’il tente de bâtir avec tant de conviction et d’abnégation, demeure fragile, incertaine, inéluctablement vouée à l’échec et à la disparition. Pour Phia Ménard, ce message de l’humanité est « un cri, un avertissement».

 À nous de l’entendre.

 

Tournée 2022 :

28 et 29 janvier 2022 : Tandem, scène nationale d’Arras/Douai ; 4 et 5 mars 2022 : Théâtre Quintaou, scène nationale de Bayonne, Anglet ; 18 et 19 mars  2022 :  Espace Malraux, scène nationale de Chambéry – Pays de Savoie ; 24 et 25 mars 2022 :  L’Espal/Les Quinconces, scène nationale du Mans ; 30 et 31 mars 2022 : Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon ; du 28 au 30 avril, et du 3 au 5 mai 2022 : Théâtre National de Bretagne, Rennes

À lire dans le numéro de la revue UBU Scènes d’Europe n°68/69 «Crises, Résistances, Révoltes/Crisis, Résistance, Revolt »,  le long entretien accordé par Phia Ménard  à Maïa Bouteillet : Le féminin comme lieu de l’insurrection/The féminine as a locus of insurrection.

 

 

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