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Quasi Niente (Presque rien) : la tache rouge

© Claudia Pajewski  Quasi Niente (Presque rien) de Darian Deflorian et Antonio Tagliarini

Quasi Niente (Presque rien) : la tache rouge

 Par Chantal Boiron

Pour dire le mal d’être, une souffrance que les autres ne voient pas toujours (ou ne veulent pas voir), Daria Deflorian et Antonio Tagiiarini sont allés chercher du côté d’un des grands maîtres du cinéma italien, Michelangelo Antonioni

En 1964, Michelangelo Antonioni tourne Il Deserto rosso (Le Désert rouge), son premier film en couleur, avec son actrice fétiche, la sublime Monica Vitti. Que se passe-t-il dans ce film qui a marqué le cinéma des années soixante ? Pas grand chose. On suit l’errance de Giuliana (Monica Vitti) dans une ville portuaire du Nord de l’Italie, alors en plein boum économique. Les premières images sont celles d’une Fiat qui roule le long d’une raffinerie de pétrole. Sur une banderole accrochée à la voiture, on lit : GRÈVE. Giuliana marche, avec son fils, dans un paysage de marécages triste et hostile, dominé par les hauts tuyaux de la raffinerie qui rejettent des fumées jaunes et toxiques. Antonioni filme longuement ce monde industriel, affairé et bruyant, un monde masculin où Giuliana ne trouve pas sa place.

Mariée à un riche industriel, mère d’un petit garçon, cette femme belle, qui semble avoir tout pour elle, « ne va pas tout à fait bien ». Un rien l’angoisse : le jouet mécanique de son fils qui se met en marche en pleine nuit. Sa température qui, pourtant, ne dépasse pas les 37,5°. Pour Ugo, son mari, Giuliana « n’est plus toujours tout à fait bien » à cause d’un banal accident de voiture : un choc psychologique suivi d’un mois d’hôpital. Il faudra que Giuliana rencontre Corrado, que leurs regards se croisent pour qu’elle ose parler. À Corrado, elle avoue la vérité : l’accident de voiture, c’est une tentative de suicide qu’elle a cachée à son mari.

Antonioni utilise la couleur à la manière d’un peintre impressionniste. Alors que les gris et les bleus dominent, on retrouve une tache rouge dans chaque plan du film. Cela peut être le mur d’une cabane de pêcheurs, le bastingage ou la voile d’un bateau… Parfois, ce n’est qu’une toute petite tache rouge et il faut regarder très attentivement l’image pour la voir. Ce rouge, qui revient dans comme un leitmotiv, c’est comme une blessure indicible.

© Claudia Pajewski  Quasi Niente (Presque rien) de Darian Deflorian et Antonio Tagliarini

 

« Pas tout à fait bien », voilà ce que ressentent aussi les personnages de Quasi Niente. On ne les voit pas déambuler, marcher, courir sans but apparent comme le fait Giuliana. Mais ils traversent le même désert affectif. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont créé sur scène un espace vide. Dans cet espace vide, il y a quelques vieux meubles de famille (une commode, une armoire) et un fauteuil rouge : une tache rouge qui s’impose immédiatement à notre regard. Puis, on voit les cinq acteurs de l’autre côté d’un voile transparent, comme on devine les personnages d’Antonioni dans la brume qui recouvre la zone portuaire. On entend un air de musique, une petite ritournelle qui provient d’un transistor posé sur scène. C’est la petite musique que l’on entend lorsque Giuliana, Ugo et leurs amis font la fête dans la cabane de pêcheurs : une petite musique lancinante, un tantinet agaçante.

Les personnages entrent tour à tour sur scène. Ils s’adressent à nous, spectateurs. Le public est pris en compte dans l’écriture du texte comme dans le jeu des comédiens. D’abord, c’est La Quadragénaire (Monica Piseddu) qui nous explique que le fauteuil lui appartient. Puis, La Sexagénaire anxieuse (Daria Deflorian) : elle s’assoit dans le fauteuil rouge comme on s’allonge sur le divan d’un psychanalyste. Elle cause beaucoup. Elle parle de Giuliana avec qui elle s’identifie. La troisième, c’est La Trentenaire (Francesca Cuttica), une jeune femme qui a vu, revu Le Désert rouge dans le fauteuil rouge d’un cinéma. Elle chante merveilleusement, comme la jeune fille qui apparaît dans l’histoire que Giuliana raconte à son fils pour l’endormir. Les trois femmes sont une seule et même femme à trois âges de la vie. Il y a encore deux hommes : Le Quadragénaire (Benno Steinegger), « le plus antonionien de tous » se dit proche de Corrado. L’autre (Antonio Tagliarini) se présente comme un Quinquagénaire « qui cache sa nervosité en faisant le sympa ».

À la différence de Giuliana, tous parlent beaucoup. Ils parlent d’eux, des petites choses de la vie où il suffit d’un rien pour que tout déraille.

Daria Deflorian et Antonio Tagliarini n’ont pas cherché à faire une adaptation théâtrale du film d’Antonioni. Ils le citent. Ils s’en inspirent. Ainsi, dans la construction de la pièce, c’est la même discontinuité : il n’y a pas de lien chronologique entre les scènes. De fait, ils procèdent avec le film exactement comme Antonioni le fait avec la couleur rouge : par petites touches subtiles, imperceptibles. Et si l’on n’y prête pas attention, on ne le remarque pas. Par exemple : les bruits incongrus que font les meubles (la commode, l’armoire) évoquent les bruits inquiétants que l’on entend dans l’usine ou sur le cargo. Et, comme dans Le Désert rouge, il ne se passe rien ou presque rien. « Niente (rien) : Giuliana et Corrado prononcent souvent ce mot. Ici aussi, on l’entend souvent. « Rien », « un peu », « presque », « pas tout à fait » : ça se joue dans ces mots.

Si leurs personnages racontent des séquences du film qu’ils ont aimées  (Giuliana et Corrado dans la cabane de pêcheurs ou dans la chambre d’hôtel, le recrutement des ouvriers etc.), s’ils souffrent du même mal que Giuliana et Corrado, s’ils s’identifient à eux, ils n’ont pas de rapport direct avec eux. Ce sont des gens d’aujourd’hui, vivant dans un autre contexte socio-économique. Il reste ici l’interrogation que soulève Antonioni : « Comment vivre dans la normalité ». Même si l’on a une famille, un métier qu’on aime, même si on joue le jeu social, même si on fait comme si tout allait bien, qu’on est accro à la gym (dans les années 1960, c’était au sexe), le mal d’être (« le malaise existentiel ») est là qui les ronge. Ils en sont persuadés, cela fait d’eux des êtres compliqués, ridicules aux yeux des autres. Alors, c’est dans l’humour que les personnages de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini trouvent leur échappatoire. Ils sont en permanence dans l’autodérision. L’adresse au public, pris à témoin, ajoute de la distance. Beau moment de solitude et d‘émotion : l’espèce de danse du Quadragénaire avec le fauteuil rouge.

À la fin, il ne reste plus que le fameux fauteuil rouge, le poste de radio et la vieille commode. Les tiroirs de la commode sont entr’ouverts. On aperçoit des vêtements mal rangés. Cela pourrait être un intérieur ordinaire, où n’importe qui pourrait vivre : bref, la normalité…ou presque.

 

 

Texte et mise en scène : Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ; traduction en français de Federica Martucci.
www.defloriantagliarini.eu
Spectacle présenté en italien surtitre au Théâtre de la Bastille à Paris, dans le cadre du Festival d’Automne (23-31 octobre 2018).Tournée : Teatro Fabbricone Metastasio di Prato, du 6 au 10 novembre 2018 ; Festival Vagamondes à Mulhouse, les 8 et 10 janvier 2019 : Comédie de Valence les 5 et 6 février ; Triennale de Milan, du 21 au 24 février ; Théâtre Garonne à Toulouse, du 19 au 23 mars ; Théâtre de la Vignette à Montpellier, les 26 et 27 mars ; Théâtre du Grutli à Genève, du 10 au 13 avril…
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