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Sami Frey lit Claude Lanzmann : «Voir au-delà»

© DR Affiche du spectacle Un voyant qui passe avec Sami Frey

 

Sami Frey lit Claude Lanzmann :

«Voir au-delà»

Par Chantal Boiron

Au Théâtre de l’Atelier, Sami Frey lit, nous fait écouter très attentivement chaque phrase, chaque mot de l’interview que Claude Lanzmann a faite en 1979, alors qu’il tournait son film Shoah, avec le Suisse Maurice Rossel, délégué du Comité international de la Croix-Rouge, qui avait pu se rendre, durant la Seconde Guerre mondiale, à Theresienstadt (aujourd’hui, Terezín en Tchéquie), le fameux camp « modèle » des nazis, et à Auschwitz.

Vingt ans plus tard, Lanzmann réalisera, avec les rushes de Shoah, un autre film, Un vivant qui passe, celui-là entièrement consacré à son entretien avec Rossel. On est focalisé sur les questions précises, très documentées de Lanzmann qui, chaque fois, revient à la charge pour obtenir l’information exacte, et les réponses de Rossel (en gros plan), trop souvent approximatives, confuses, parfois contradictoires. Maintenant que Rossel et Lanzmann sont aujourd’hui tous les deux décédés, cet entretien filmé constitue désormais un témoignage capital. Et, un réquisitoire implacable contre l’aveuglement (ou le refus de voir ?) des membres du CICR et des responsables démocrates occidentaux face à l’extermination des Juifs d’Europe.

Sami Frey est assis à une petite table comme un quelconque conférencier. Il n’en bougera pas. Peu de lumière. Franck Thevenon l’a enveloppé d’une sorte de pénombre qui nous incite justement à l’écoute, et à la prise de conscience. Sami Frey dit les deux voix : celle de Rossel et celle de Lanzmann, les questions et les réponses. Ce minimalisme donne la distance nécessaire pour entendre le poids des mots.

En 1942, lorsque Rossel, jeune médecin suisse, arrive à Berlin comme délégué du Comité International de la Croix-Rouge, il a 25 ans. Lui-même se qualifie de « gros naïf ». Il prend un plaisir évident à décrire la vie agréable qu’ils menaient avec les autres membres du CICR, dans la propriété d’une actrice allemande où ils étaient hébergés. Évoquant sa mission, il distingue les prisonniers de guerre qui avaient 90% de chances de survivre alors qu’en général, ils restaient restés enfermés dans les camps allemands durant quatre ou cinq ans. Et les internés civils, pour lesquels il n’y avait aucune contrepartie possible et qui sont morts à 90% après six mois de déportation, en moyenne. Pour eux, le « marchandage » n’existait pas.

Sa visite à Auschwitz, zone totalement interdite, Maurice Rossel la fera, seul, sans autorisation, au bluff : « J’étais bien inoffensif. Je ne leur faisais pas peur ». Son unique argument : proposer aux autorités du camp des médicaments pour leur infirmerie. Avec le recul de l’Histoire, son tête-à-tête avec le commandant d’Auschwitz nous paraît invraisemblable. Ubuesque : « C’était une partie de théâtre qu’on se jouait ». Le commandant, un homme « très distingué, aux yeux bleus » évoque ses séjours dans des stations huppées de Suisse avant guerre. Rossel se souviendra davantage de lui que des groupes de déportés, en pyjamas rayés, « avec une petite calotte sur la tête », qu’il croise dans le camp : « des squelettes ambulants…Il n’y avait que les yeux qui vivaient ».

Ce qu’il a vu à Auschwitz, en fin de compte ? « Rien ». Il croit se souvenir que les baraquements étaient en bois. Faux, lui dit Lanzmann. Il n’a aperçu ni lueur, ni fumée. Il n’a senti aucune odeur. Bref, il n’a rien vu. Pourtant, il était venu à Auschwitz avec des informations sur l’extermination des Juifs même si le mot n’était pas encore prononcé : « Nous savions à ce moment-là déjà, par ce qui transpirait Genève, qu’il y avait là un camp de concentration où l’on déportait en masse des Israélites en masse et que ces Israélites mourraient… Qu’ils étaient condamnés ». Mais quand Lanzmann le relance à ce sujet pour obtenir plus de précisions, il se montre embarrassé. Il lui laisse entendre qu’il « ne savait pas l’envergure que cela avait, seulement que c’était un camp terrible, c’est tout ».

 

Les faits de l’Histoire contre les mensonges de la propagande nazie et l’illusion de la réalité.

Quand Rossel se rend à Theresienstadt, le 23 juin 1944, le contexte est très différent. C’est une visite organisée, arrangée par les Allemands, à la demande du CICR : « J’étais chargé de voir ce que l’on me montrait… Être les yeux, et voir au-delà. » Mais de Theresienstadt, il ne verra rien non plus. Ce ghetto-camp de travail était un outil de la propagande allemande : un camp truqué, où tout était fabriqué pour tromper le délégué du CICR. « Une mise en décor. Une farce », reconnaît Rossel. Même les enfants qu’il photographiera ont été habillés, préparés pour donner le change. Pourtant, malgré les faits objectifs que Lanzmann lui énumère, point par point, il s’obstine à le voir comme un camp « pour notables, pour israélites très argentés », des « Prominenten » et, parce que personne n’avait pris le risque de lui parler, il insiste lourdement sur « leur attitude désagréable, l’asservissement et la passivité qu’il n’avait pas digérés ». « Les gens vous fuyaient » lui fait remarquer Lanzmann et il lui rappelle que les déportés de Theresienssadt ont été emmenés à Auschwitz, exterminés immédiatement avant et après sa visite, qu’ils « vivaient dans la terreur complète ». « S’ils vous parlaient, c’était la mort immédiate » lui dit-il. « Beaucoup ont été exterminés après ma visite » reconnaît Rossel. Il avoue également ne pas vraiment se souvenir de Paul Eppstein, son interlocuteur, le président du conseil juif de Theresienstadt, assassiné par les Nazis en septembre 1944, peu de temps après qu’il soit venu inspecter le camp.

La franchise de Rossel nous stupéfait. Son aveuglement d’alors et son refus, trente cinq ans plus tard, de reconnaître son aveuglement d’alors sont insupportables. Le rapport aux conclusions ambigües qu’il fera de sa visite (qui s’achèvera par un dîner et une promenade dans Prague !), « je le signerais encore » affirme-t-il… « Même en sachant ce que je vous ai dit ? » insiste Lanzmann. Le « oui » que prononce Rossel est glaçant.

Sami Frey nous fait entendre chaque question de Lanzmann, chaque réponse de Rossel, de sa voix inimitable sans jamais chercher à « jouer » mais, au contraire, de la manière la plus ‘neutre’ possible… si l’on peut utiliser ce mot. Presque, ‘à plat’. Juste une légère intonation, par exemple une interrogation, quand celle-ci s’avère indispensable. Ainsi, sommes-nous encore directement confrontés à la violence que contient cet entretien, apparemment si courtois, si feutré, et nous restons, quatre-vingt ans après la Shoah, face à nos questions.

Un vivant qui passe est un document si essentiel que deux autres comédiens, Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille, en proposent actuellement une autre version, sur d’autres scènes de théâtre. Nous y reviendrons.

 

 

Un vivant qui passe de Claude Lanzmann : lecture de Sami Frey au Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles-Dullin 75018 Paris : du mardi au samedi à 19h ; le dimanche à 11h. Réservations : 01 46 06 49 24. Pour trente représentations exceptionnelles.

Texte publié au Éditions Gallimard.

 

 

 

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